Marielle Franco : une lutte pour de nouvelles voix

« La révolution dont le monde contemporain a besoin »

Les feux des projecteurs mondiaux sont braqués sur les strong leaders masculins : tous les jours on nous abreuve de récits au sujet de Donald Trump, de Vladimir Poutine, en passant par Recep Tayyip Erdogan et Xi Jinping. Pourtant, dans l’ombre de ces histoires, d’autres visages se dressent. Elles posent, pierre après pierre, les bases d’une nouvelle société. Contre le rétropédalage du Brésil en termes d’égalité des droits et des chances, des femmes se battent. Des femmes incarnant les combats politiques qu’elles ont endossé. Cet article propose de déplacer le regard vers de nouveaux récits.

On aurait tort de dire que le climat de discrimination envers les personnes minorisées est uniquement le fait du gouvernement Bolsonaro. Il est vrai que la prise de pouvoir le 1er janvier 2019 d’un président ouvertement sexiste, raciste et homophobe n’a fait que le renforcer. Cependant, l’élection de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil est en elle-même significative d’une ambiance déjà nocive pour, entre autres, les personnes noires, les personnes LGBTQIA+ et les femmes.

C’est pourtant dans un tel contexte que Marielle Franco, aujourd’hui mondialement connue, a revendiqué son identité à l’intersection de discriminations. Femme politique, elle a représenté un espoir pour les droits humains dans sa ville comme dans son pays. Aujourd’hui, elle est devenue un modèle d’engagement du féminisme noir. Retour sur une personnalité forte issue de la favela et le revendiquant.


Point sur le système politique brésilien

Bordé de vert à l’ouest et de bleu à l’est, le Brésil, pays-continent, est souvent vu par les allochtones comme une unité. Pourtant, il s’agit d’une République Fédérale regroupant 26 Etats Fédérés en plus du district fédéral de Brasília, la capitale. Chaque Etat possède son propre gouvernement, lequel bénéficie d’un pouvoir décisionnaire spécifique. Les Etats Fédérés sont eux-mêmes fragmentés en municipalités qui, elles aussi, sont garanties d’un pouvoir local par la Constitution adoptée en 1988.

Le système politique Brésilien est donc une hiérarchie verticale tripartite. Il est constitué du niveau fédéral, du niveau étatique et du niveau municipal. Chacun de ces niveaux institutionnels se voit accorder des domaines d’action spécifiques. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont incarnés dans chacun de ces niveaux de la façon suivante :


Résolument de gauche

Marielle Franco par Midia Ninja

Femme, noire, lesbienne, favelada, résolument engagée à gauche, féministe, partisane des droits humains et des droits LGBTQIA+, Marielle Franco incarnait la possibilité d’une autre Rio de Janeiro. D’un autre Brésil, même, car le pays venait de voir la destitution de sa présidente, Dilma Roussef, et la prise de pouvoir de Michel Temer qui durcissait de plus en plus les mesures sécuritaires et autoritaires. En tant qu’élue, sa pensée anti-élitiste mettait en avant le droit à se former pour les habitant.es des favelas, en particulier des femmes noires, qui sont les plus vulnérables car au croisement des discriminations racistes et sexistes.

Marielle Franco a été conseillère municipale d’octobre 2016 à mars 2018 pour la ville de Rio de Janeiro, seconde plus grande ville du Brésil. Elle a été élue pour la coalition « Changer est possible », alliance entre le PSOL (Parti Socialisme et Liberté) et le Parti Communiste brésilien. Elle incarnait, lors de sa campagne et par la suite, la politique proche du peuple, mettant en avant ses origines faveladas.

Vidéo de campagne électorale de Marielle Franco.

Au cours de sa – trop brève – carrière, Marielle Franco aura soumis de nombreuses mesures au regard de ses homologues. Devenue Présidente de la Commission de Défense de la Femme, elle présenté des propositions de lois telles que l’ouverture de crèches de nuit et la garantie de l’accès à l’avortement. Elle aura également lutté pour que les voix des femmes noires des favelas et des périphéries (c’est à dire pas les cariocas, qui vivent à « l’intérieur » de Rio de Janeiro, mais celles des banlieues attenantes) soient entendues. Venant elle aussi des classes pauvres, elle se sert de son expérience personnelle pour construire un ethos capable de concentrer les aspirations de ces femmes et de porter un discours qui les valorise.

Tout en supportant le poids de l’organisation sociale inégalitaire du Brésil, elles sont aussi celles qui produisent les moyens de sa transformation, étendant la mobilité dans toutes les dimensions. En ce sens, ce sont elles qui seront le plus fortement pénalisées dans la conjoncture actuelle, tout en étant à une position centrale pour résister.

Marielle Franco

Pointant du doigt le fait que les classes sociales les plus défavorisées devenaient de plus en plus méfiantes à l’égard de la politique, qu’elles se sentaient de jour en jour davantage exclues des prises de décisions, la Conseillère Municipale soulignait au contraire leur importance. Une importance démographique, dans le sens où les personnes discriminées car femmes, noires ou métisses, représentent non pas une minorité mais une majorité minorisée. Une importance dans le potentiel renouveau du pays, car ces femmes faveladas, dans leur lutte pour l’accès à l’éducation, à la santé, à la sécurité, à la culture, faisaient preuve de créativité et d’entraide, contribuant ainsi à forger une nouvelle ville.

Marielle Franco insiste sur la nécessité d’admettre l’intelligence, les idées, les réussites de ces femmes. Au contraire du pouvoir en place et des médias qui les dénigrent et les ostracisent, elle fait de la reconnaissance de leur valeur en tant que personnes, possédant les mêmes droits que n’importe qui, un devoir de la gauche brésilienne.

[…] il est vital d’occuper les espaces de pouvoir, en particulier les institutions, en participant aux élections et en contestant la méritocratie autoritaire pour casser autant que possible le contingent de mâles blancs qui dominent ces lieux. Les stéréotypes associés au fait d’être une femme, et les attentes sur comment nous devons nous conduire, sont les facettes d’un discours institutionnel hégémonique qui demeure profondément conservateur.

Marielle Franco

L’icône assassinée

L’assassinat de Marielle Franco et celui de Anderson Pedro Gomes, son chauffeur, le 14 mars 2018, est autant lié à ses positions politiques qu’à son opposition au pouvoir des milices (des cartels de drogues) locales.

Le Conseil Municipal de Rio de Janeiro est extrêmement corrompu car il entretient d’étroites relations avec le crime organisé brésilien. C’est de plus un milieu très machiste, sexiste, or Marielle Franco contestait la corruption et les discriminations sexistes. Par le simple fait d’exister en tant que Conseillère, Marielle Franco représentait une menace à l’ordre établi dans cette municipalité et, par extension, dans ce pays aux infrastructures légales avilies.

Les meurtres ont été exécutés par deux anciens policiers devenus tueurs à gages, mais on ne connaît toujours pas l’identité des commanditaires. Le fait que ce crime n’ait toujours pas été élucidé est révélateur d’une société qui, en partie au moins, se refuse à changer : elle fait donc tomber les icônes de ce pouvoir nouveau et contestataire. La nature du crime (commis en public et en plein jour) convoie un message aussi clair que macabre : les femmes, les noires, les lesbiennes, les faveladas, autant d’êtres tuables, n’ont pas leur place dans les sphères du pouvoir.

Marielle : vivante

Son assassinat montre malheureusement bien l’importance que revêtait Marielle Franco dans son combat. L’héritage de sa philosophie est bien vivant, pourtant, deux ans plus tard. La Conseillère Municipale est devenue un symbole de la lutte pour les droits humains et l’égalité. Toutefois, plutôt que de la voir en martyr de sa cause tuée par l’autoritarisme d’un pouvoir se voulant exclusivement masculin, blanc et riche, il apparaît plus juste de considérer Marielle Franco comme une visionnaire, une inspiration.

Sensible autant au macro qu’au micro, à la situation mondiale autant qu’à celle de sa municipalité, elle aura alerté sur la remontée des mentalités conservatrices dans les plus hautes sphères du pouvoir :

Ce mouvement réactionnaire en est au début de sa dynamique, comme le suggèrent les résultats aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Sur la scène internationale, les guerres et les persécutions sont des formes de contrôle, chacune pire que la précédente, imposées aux corps exclus de « l’autre ». […]

Dans cette conjoncture, qui favorise le bonapartisme et l’expansion de l’autoritarisme conservateur, la première réponse doit être d’aller de l’avant par des actions immédiates et fortes, de construire le soutien aux campagnes qui réagissent aux événements […]

Ensuite, de défendre les vies contre la violence meurtrière et lutter pour la dignité humaine. Troisièmement, de développer des politiques qui sapent les stratégies du capital au Brésil. Quatrièmement, de renforcer le récit de la coexistence dans des villes comme Rio, pour influencer l’imagination publique en faveur d’un désir de vaincre les inégalités.

Enfin, positionner dans tout le Brésil ceux des marges et des favelas comme acteurs centraux. Bâtir des structures qui aident à l’empowerment des femmes noires pauvres pour leur assurer un rôle de citoyenneté active, et gagner une ville de droits : c’est fondamental pour la révolution dont le monde contemporain a besoin.

Marielle Franco
Marielle Franco lors de sa campagne à La Maré
(image de campagne pour les élections Municipales)

Marielle presente ! Marielle vive ! Autant de slogans qui témoignent du refus de laisser la mémoire et la lutte de Marielle Franco s’éteindre avec elle, qui croyait si fort en la force des personnes minorisées. Elle aura appelé à prendre des mesures sociales et humanistes, à mettre en avant d’autres histoires et d’autres modèles, car les changements passent d’abord par l’imaginaire du changement. Si l’on ne peut pas penser qu’un autre monde est possible, comment cet autre monde pourrait-il voir le jour ?


Haneul Lavou

D’après : Marielle Franco, Mobiliser la créativité politique des favelas brésiliennes, texte intégral traduit par Isabelle Saint-Saëns, revue Vacarme, 2018/3 (n°84) pp. 121-126.

Photographie de couverture : Femmes protestant suite à l’assassinat de Marielle Franco, 15 mars 2018, Ian Cheibub

Sources complémentaires :

[ssba]

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