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Femmes politiques

Marielle Franco : une lutte pour de nouvelles voix

« La révolution dont le monde contemporain a besoin »

Les feux des projecteurs mondiaux sont braqués sur les strong leaders masculins : tous les jours on nous abreuve de récits au sujet de Donald Trump, de Vladimir Poutine, en passant par Recep Tayyip Erdogan et Xi Jinping. Pourtant, dans l’ombre de ces histoires, d’autres visages se dressent. Elles posent, pierre après pierre, les bases d’une nouvelle société. Contre le rétropédalage du Brésil en termes d’égalité des droits et des chances, des femmes se battent. Des femmes incarnant les combats politiques qu’elles ont endossé. Cet article propose de déplacer le regard vers de nouveaux récits.

On aurait tort de dire que le climat de discrimination envers les personnes minorisées est uniquement le fait du gouvernement Bolsonaro. Il est vrai que la prise de pouvoir le 1er janvier 2019 d’un président ouvertement sexiste, raciste et homophobe n’a fait que le renforcer. Cependant, l’élection de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil est en elle-même significative d’une ambiance déjà nocive pour, entre autres, les personnes noires, les personnes LGBTQIA+ et les femmes.

C’est pourtant dans un tel contexte que Marielle Franco, aujourd’hui mondialement connue, a revendiqué son identité à l’intersection de discriminations. Femme politique, elle a représenté un espoir pour les droits humains dans sa ville comme dans son pays. Aujourd’hui, elle est devenue un modèle d’engagement du féminisme noir. Retour sur une personnalité forte issue de la favela et le revendiquant.


Point sur le système politique brésilien

Bordé de vert à l’ouest et de bleu à l’est, le Brésil, pays-continent, est souvent vu par les allochtones comme une unité. Pourtant, il s’agit d’une République Fédérale regroupant 26 Etats Fédérés en plus du district fédéral de Brasília, la capitale. Chaque Etat possède son propre gouvernement, lequel bénéficie d’un pouvoir décisionnaire spécifique. Les Etats Fédérés sont eux-mêmes fragmentés en municipalités qui, elles aussi, sont garanties d’un pouvoir local par la Constitution adoptée en 1988.

Le système politique Brésilien est donc une hiérarchie verticale tripartite. Il est constitué du niveau fédéral, du niveau étatique et du niveau municipal. Chacun de ces niveaux institutionnels se voit accorder des domaines d’action spécifiques. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont incarnés dans chacun de ces niveaux de la façon suivante :


Résolument de gauche

Marielle Franco par Midia Ninja

Femme, noire, lesbienne, favelada, résolument engagée à gauche, féministe, partisane des droits humains et des droits LGBTQIA+, Marielle Franco incarnait la possibilité d’une autre Rio de Janeiro. D’un autre Brésil, même, car le pays venait de voir la destitution de sa présidente, Dilma Roussef, et la prise de pouvoir de Michel Temer qui durcissait de plus en plus les mesures sécuritaires et autoritaires. En tant qu’élue, sa pensée anti-élitiste mettait en avant le droit à se former pour les habitant.es des favelas, en particulier des femmes noires, qui sont les plus vulnérables car au croisement des discriminations racistes et sexistes.

Marielle Franco a été conseillère municipale d’octobre 2016 à mars 2018 pour la ville de Rio de Janeiro, seconde plus grande ville du Brésil. Elle a été élue pour la coalition « Changer est possible », alliance entre le PSOL (Parti Socialisme et Liberté) et le Parti Communiste brésilien. Elle incarnait, lors de sa campagne et par la suite, la politique proche du peuple, mettant en avant ses origines faveladas.

Vidéo de campagne électorale de Marielle Franco.

Au cours de sa – trop brève – carrière, Marielle Franco aura soumis de nombreuses mesures au regard de ses homologues. Devenue Présidente de la Commission de Défense de la Femme, elle présenté des propositions de lois telles que l’ouverture de crèches de nuit et la garantie de l’accès à l’avortement. Elle aura également lutté pour que les voix des femmes noires des favelas et des périphéries (c’est à dire pas les cariocas, qui vivent à « l’intérieur » de Rio de Janeiro, mais celles des banlieues attenantes) soient entendues. Venant elle aussi des classes pauvres, elle se sert de son expérience personnelle pour construire un ethos capable de concentrer les aspirations de ces femmes et de porter un discours qui les valorise.

Tout en supportant le poids de l’organisation sociale inégalitaire du Brésil, elles sont aussi celles qui produisent les moyens de sa transformation, étendant la mobilité dans toutes les dimensions. En ce sens, ce sont elles qui seront le plus fortement pénalisées dans la conjoncture actuelle, tout en étant à une position centrale pour résister.

Marielle Franco

Pointant du doigt le fait que les classes sociales les plus défavorisées devenaient de plus en plus méfiantes à l’égard de la politique, qu’elles se sentaient de jour en jour davantage exclues des prises de décisions, la Conseillère Municipale soulignait au contraire leur importance. Une importance démographique, dans le sens où les personnes discriminées car femmes, noires ou métisses, représentent non pas une minorité mais une majorité minorisée. Une importance dans le potentiel renouveau du pays, car ces femmes faveladas, dans leur lutte pour l’accès à l’éducation, à la santé, à la sécurité, à la culture, faisaient preuve de créativité et d’entraide, contribuant ainsi à forger une nouvelle ville.

Marielle Franco insiste sur la nécessité d’admettre l’intelligence, les idées, les réussites de ces femmes. Au contraire du pouvoir en place et des médias qui les dénigrent et les ostracisent, elle fait de la reconnaissance de leur valeur en tant que personnes, possédant les mêmes droits que n’importe qui, un devoir de la gauche brésilienne.

[…] il est vital d’occuper les espaces de pouvoir, en particulier les institutions, en participant aux élections et en contestant la méritocratie autoritaire pour casser autant que possible le contingent de mâles blancs qui dominent ces lieux. Les stéréotypes associés au fait d’être une femme, et les attentes sur comment nous devons nous conduire, sont les facettes d’un discours institutionnel hégémonique qui demeure profondément conservateur.

Marielle Franco

L’icône assassinée

L’assassinat de Marielle Franco et celui de Anderson Pedro Gomes, son chauffeur, le 14 mars 2018, est autant lié à ses positions politiques qu’à son opposition au pouvoir des milices (des cartels de drogues) locales.

Le Conseil Municipal de Rio de Janeiro est extrêmement corrompu car il entretient d’étroites relations avec le crime organisé brésilien. C’est de plus un milieu très machiste, sexiste, or Marielle Franco contestait la corruption et les discriminations sexistes. Par le simple fait d’exister en tant que Conseillère, Marielle Franco représentait une menace à l’ordre établi dans cette municipalité et, par extension, dans ce pays aux infrastructures légales avilies.

Les meurtres ont été exécutés par deux anciens policiers devenus tueurs à gages, mais on ne connaît toujours pas l’identité des commanditaires. Le fait que ce crime n’ait toujours pas été élucidé est révélateur d’une société qui, en partie au moins, se refuse à changer : elle fait donc tomber les icônes de ce pouvoir nouveau et contestataire. La nature du crime (commis en public et en plein jour) convoie un message aussi clair que macabre : les femmes, les noires, les lesbiennes, les faveladas, autant d’êtres tuables, n’ont pas leur place dans les sphères du pouvoir.

Marielle : vivante

Son assassinat montre malheureusement bien l’importance que revêtait Marielle Franco dans son combat. L’héritage de sa philosophie est bien vivant, pourtant, deux ans plus tard. La Conseillère Municipale est devenue un symbole de la lutte pour les droits humains et l’égalité. Toutefois, plutôt que de la voir en martyr de sa cause tuée par l’autoritarisme d’un pouvoir se voulant exclusivement masculin, blanc et riche, il apparaît plus juste de considérer Marielle Franco comme une visionnaire, une inspiration.

Sensible autant au macro qu’au micro, à la situation mondiale autant qu’à celle de sa municipalité, elle aura alerté sur la remontée des mentalités conservatrices dans les plus hautes sphères du pouvoir :

Ce mouvement réactionnaire en est au début de sa dynamique, comme le suggèrent les résultats aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Sur la scène internationale, les guerres et les persécutions sont des formes de contrôle, chacune pire que la précédente, imposées aux corps exclus de « l’autre ». […]

Dans cette conjoncture, qui favorise le bonapartisme et l’expansion de l’autoritarisme conservateur, la première réponse doit être d’aller de l’avant par des actions immédiates et fortes, de construire le soutien aux campagnes qui réagissent aux événements […]

Ensuite, de défendre les vies contre la violence meurtrière et lutter pour la dignité humaine. Troisièmement, de développer des politiques qui sapent les stratégies du capital au Brésil. Quatrièmement, de renforcer le récit de la coexistence dans des villes comme Rio, pour influencer l’imagination publique en faveur d’un désir de vaincre les inégalités.

Enfin, positionner dans tout le Brésil ceux des marges et des favelas comme acteurs centraux. Bâtir des structures qui aident à l’empowerment des femmes noires pauvres pour leur assurer un rôle de citoyenneté active, et gagner une ville de droits : c’est fondamental pour la révolution dont le monde contemporain a besoin.

Marielle Franco
Marielle Franco lors de sa campagne à La Maré
(image de campagne pour les élections Municipales)

Marielle presente ! Marielle vive ! Autant de slogans qui témoignent du refus de laisser la mémoire et la lutte de Marielle Franco s’éteindre avec elle, qui croyait si fort en la force des personnes minorisées. Elle aura appelé à prendre des mesures sociales et humanistes, à mettre en avant d’autres histoires et d’autres modèles, car les changements passent d’abord par l’imaginaire du changement. Si l’on ne peut pas penser qu’un autre monde est possible, comment cet autre monde pourrait-il voir le jour ?


Haneul Lavou

D’après : Marielle Franco, Mobiliser la créativité politique des favelas brésiliennes, texte intégral traduit par Isabelle Saint-Saëns, revue Vacarme, 2018/3 (n°84) pp. 121-126.

Photographie de couverture : Femmes protestant suite à l’assassinat de Marielle Franco, 15 mars 2018, Ian Cheibub

Sources complémentaires :

Groupes militants

Féminisme et extrême-droite, une équation possible ?

Elles ont été de tous les combats de l’extrême droite, de l’instauration du régime nazi aux campagnes présidentielles du Front national. Depuis plus d’un siècle, les femmes d’extrême droite concilient étonnamment le combat pour leurs idéaux politiques avec la traditionnelle figure de mère et d’épouse qu’elles mettent si souvent en avant.

Longtemps restées dans l’ombre des hommes, nombreuses sont les militantes qui désormais occupent au grand jour le terrain politique. Exemple emblématique, Marine Le Pen a bien failli devenir la première présidente de la République française. Preuve s’il en est que, même au sein de l’extrême droite, les discours sur la condition féminine évoluent… au point de converger avec le combat féministe ?

L’étonnante ambivalence des ultra-conservatrices

Féministe, mais pas trop

« La naissance des petits, mon divorce, cette période seule avec eux me rendit quasi “féministe”, tant il est vrai que les femmes ont vraiment du courage, que leur situation est souvent et objectivement bien plus difficile que celle des hommes. Les femmes sont en effet soumises à la “double peine” : un travail souvent prenant et une vie de famille à mener, le tout avec le sourire s’il vous plaît ! » En 2006, Marine Le Pen elle-même abordait le sujet de l’égalité des genres dans son autobiographie, lorsqu’elle évoque la période qui a suivi son divorce. Une problématique qui la préoccupe, mais pas au point de revendiquer une quelconque appartenance au féminisme. Car ce terme reste dans les strates de l’extrême droite un mot qui dérange.

Existe-t-il des féministes d’extrême droite ? Les partisanes ont longtemps adopté un discours hostile, en tout cas méfiant vis-à-vis des féministes, à l’instar de leurs homologues masculins. Néanmoins, le positionnement de certaines militantes semble avoir sensiblement évolué ces dernières années. Et pour cause : depuis l’obtention du droit de vote en 1944, et même s’il reste beaucoup à faire avant d’atteindre l’égalité femmes-hommes, la condition des femmes a considérablement progressé en Europe. Et les ultra-conservatrices ont bénéficié comme n’importe qui des acquis sociaux obtenus grâce à la mobilisation des féministes : droit au divorce, légalisation de l’avortement, accès facilité à la contraception, force est de constater que l’égalité présente tout de même quelques avantages.

Toutefois, une posture de défiance subsiste : « la plupart des membres du Front national n’ont de cesse de ringardiser les associations féministes et leur activisme “ hystérique ” , reprenant en ce sens les poncifs des discours sexistes. Il s’ensuit une dissociation entre l’amélioration des conditions de la femme dans la société et les luttes féministes qui les ont rendues possibles », explique Sylvain Crepon, spécialiste de l’extrême droite française. Un mépris très bien exprimé par cette partisane du FN en 2011 :



Oui sur l’égalité homme/femme, bien sûr que c’est important. Ça fait encore une fois partie des valeurs françaises. (…) Après ce qui est bien c’est qu’il ne faut pas qu’elle tombe dans le féminisme genre euh… je ne sais pas euh… genre : “ Ni putes ni soumises ” , voilà. Il faut être féministe intelligent.

Anonyme, citée par Sylvain Crepon

Paradoxalement, alors que l’extrême-droite défend une vision très conservatrice des femmes et de leur place dans la société, elle a souvent offert aux femmes un espace d’émancipation, les propulsant même jusqu’aux plus hautes marches du pouvoir. Comme l’explique Claude Lesselier, historienne spécialiste de l’histoire des femmes au XIXe et XXe siècles, « l’extrême droite appelle les femmes françaises, au nom de leur rôle dans la sphère privée et sans qu’elles négligent leurs tâches prioritaires, à s’engager activement dans un combat politique dont certaines figures féminines – la Vierge Marie, Jeanne d’Arc ou plus prosaïquement la femme-mère française menacée – constituent les symboles. »

Les milieux conservateurs, berceaux de l’antiféminisme

« Le féminisme encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes. » C’est par ces mots que le politicien conservateur étasunien Pat Robertson alertait sur les dangers représentés par le féminisme. Contrairement aux apparences, cette formulation date de 1992 et non du début du siècle dernier. Même si elle peut prêter à sourire, elle est hélas révélatrice de la conception du féminisme qu’ont les milieux conservateurs.

Les mouvements féministes essuient depuis leurs prémices la critique acerbe d’adversaires venus de l’extrême droite. Le combat des suffragettes pour le droit de vote au début des années 1900 a été une cible privilégiée pour de nombreux groupes conservateurs, parmi lesquels Action française, mouvement nationaliste lancé en 1898 en pleine affaire Dreyfus. Henri Vaugeois, son fondateur, qualifiait le féminisme de « monstre de laideur et d’absurdité », « parisien, c’est-à-dire juif et métèque ». Par la suite, l’histoire a montré que chaque grande lutte féministe – pour le droit de vote, puis pour le droit à disposer de son corps, et plus récemment contre les violences sexuelles depuis #MeToo – se voyait accompagnée d’une récusation féroce de la part des antiféministes.

Mais que désigne-t-on exactement sous le terme « antiféminisme » ? Il s’agit d’un « contre mouvement de pensée et d’action qui s’oppose au féminisme » qu’analyse en détail Christine Bard dans son livre Antiféminisme et masculinisme d’hier et d’aujourd’hui (2019). Selon cette historienne, l’antiféminisme pré-existe au féminisme et non l’inverse. Un courant à distinguer de la simple misogynie ou du sexisme, qui « concernent toutes les personnes humaines définies comme “ femmes ”, [tandis que] l’antiféminisme ne concerne que les féministes » selon Diane Lamoureux, professeure en sciences politiques à l’université de Laval. L’antiféminisme est particulièrement prégnant dans les milieux conservateurs, dont l’extrême-droite, qui s’évertuent à dénoncer la « menace féministe« . Celle-ci mettrait en péril le modèle familial traditionnel, ferait dramatiquement chuter le nombre de naissances, et, pire que tout, effacerait toute différenciation entre les femmes et les hommes. Aussi ses détracteur·rice·s se sont-il·elle·s efforcés de tourner les militantes au ridicule : ainsi s’est construit l’archétype de la féministe hystérique, laide, frigide, une « mal baisée » haïssant les hommes, un moyen efficace de discréditer les mouvements féministes et ses représentantes.

Anti-suffrage postcard: My wife's joined the suffrage movement. (I've suffered ever since!)
Le combat des femmes pour le droit de vote s’est accompagné d’une farouche campagne de
discrétisation de la part des antiféministes, qui tournaient à la dérision les suffragettes dans
des caricatures virulentes, comme sur cette carte postale.

Par ailleurs, l‘adhésion de certaines femmes à l’antiféminisme ont toujours constitué un fort argument de légitimation pour ces groupes. Si les principales intéressées elles-mêmes le décrient, alors le féminisme est, quelque part, forcément en tort. Exemple sur le compte Twitter de l’essayiste Thérèse Hargot, proche des milieux chrétiens conservateurs, qui s’offusque d’une campagne d’affichage contre les violences faites aux femmes.

Extrême droite et féminisme semblent ainsi difficilement conciliables. Et pourtant, même si cela a de quoi surprendre, on retrouve aujourd’hui des revendications féministes dans la bouche de militant·e·s d’extrême-droite, prononcées plus ou moins du bout des lèvres.

Une nouvelle génération de militantes plus ouverte ?

Les positions de l’extrême droite vis-à-vis des droits des femmes ont indéniablement évolué depuis le siècle dernier. Pour beaucoup de militantes et d’élues frontistes, il n’est plus question de revenir sur la loi Veil, même si le remboursement de l’IVG continue de diviser. C’est d’autant plus vrai chez les nouvelles générations de militant·e·s, qui ont toujours vécu avec ces droits. Aussi Stéphanie Koca, qui à l’âge de 20 ans est devenue la plus jeune conseillère régionale du FN dans le Nord-Pas-de-Calais, donnait-elle en toute franchise son opinion sur l’épineuse question de l’IVG :

Je ne suis pas du tout contre l’avortement. Je pense que maintenant il y a beaucoup de moyens de contraception. Si ça arrive qu’on ne puisse pas garder un enfant, il vaut mieux avorter plutôt que l’enfant soit malheureux. (…) Jean-Marie Le Pen disait qu’il était contre. Mais pour ma part, maintenant je pense que c’est impossible d’être opposé à l’avortement.



Stéphanie Koca, ancienne conseillère régionale FN, citée par Sylvain Crepon

Étonnamment, on retrouve même des discussions féministes sur des forums néo-nazis tels que le site anglophone Stormfront.org sur lequel a enquêté la journaliste Lindsay Schrupp. Et si beaucoup de ces messages – signées par des femmes – relèvent d’un antiféminisme profond, d’autres paraissent presque revendicateurs.

27 % de femmes parmi l’électorat du FN

Preuve d’un indéniable changement de mœurs, c’est une femme qui a pris les rênes du Rassemblement National en 2011. Marine Le Pen fait même partie, avec Ségolène Royale, du cercle très fermé de celles qui ont failli devenir présidentes. Comment expliquer cette ascension dans un parti d’ordinaire peu enclin aux changements ?

Jean-Marie Le Pen entouré de Marine Le Pen et Bruno Gollnisch, tous deux candidat·e·s à sa succession, pendant le défilé du Front National en l’honneur de Jeanne d’Arc, le 1er mai 2010. Source : commons.wikimedia.org.

Comme l’a analysé la journaliste Aude Lorriaux pour Slate, le programme frontiste a ainsi fortement évolué depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti : lors de la campagne présidentielle de 2017 et pour la première fois dans l’histoire du RN, cette dernière se prononce ouvertement en faveur de l’égalité salariale et du travail des femmes. Une position aux antipodes de celle de Marie-Christine Arnautu, alors vice-présidente du FN en 2012 : « Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’on égalise les salaires alors que tant de gens sont au chômage ? » Un changement de cap pas aussi radical qu’il n’y paraît cependant, puisque Marine Le Pen veut toujours mettre en place des mesures incitatives – financières principalement – pour inciter les femmes à rester chez elles plutôt que de travailler, et remplacer le mariage gay instauré par la loi Taubira en 2013 par un PACS amélioré.

Cette prétendue adhésion au féminisme s’inscrit dans une volonté interne de dédiaboliser le parti, démarche enclenchée par Marine Le Pen lors de son arrivée à la tête du FN. Il est en effet stratégique pour le FN de s’adresser aux femmes et de les convaincre, puisque « il y a (…) là un réservoir de voix pour le FN, d’autant qu’elles s’inscrivent un peu plus que les hommes sur les listes électorales, et qu’elles sont aussi plus nombreuses que leurs congénères masculins (52%). »

À ces fins, présenter une candidate plutôt qu’un candidat à la course électorale constitue un argument pour conquérir un électorat plus jeune, plus féminin et sensiblement plus concerné par la question de l’égalité entre femmes et hommes. En effet, depuis que Marine Le Pen a succédé à Jean-Marie Le Pen, « le vote FN, jusqu’ici très masculin, s’est rééquilibré en attirant 20 % d’hommes contre 18 % de femmes. A l’intérieur de ce vote, 27% des électeurs sont des femmes, un chiffre en constante progression. » Même constat outre-Rhin, où le NPD allemand convainc de plus en plus d’électrices : « alors que, jusqu’à la fin des années 1990, bon nombre de militantes se contentaient de jouer les seconds rôles, la nouvelle génération tient à gravir les échelons du parti. Le NPD compte 30 % de militantes, 25 % en Basse-Saxe, et elles sont de plus en plus nombreuses. » Pour remporter le scrutins, il faut désormais s’adresser aux électrices en plus des électeurs.

C’est dans cette course aux voix qu’intervient le féminisme, ou plutôt le « quasi féminisme » évoqué dans son livre par la présidente du RN. Dans les discours de l’extrême-droite, la progression de la condition féminine devient une valeur inhérente à la civilisation judéo-chrétienne, oubliant dans un moment d’amnésie volontaire comment ces améliorations ont été acquises, c’est-à-dire après des années de luttes menées par ces féministes tant fustigées. « Le féminisme est une innovation chrétienne », tweete la journaliste Eugénie Bastié, en pleine lecture des écrits de l’essayiste Emmanuel Todd.

A contrario, droits des femmes et islam seraient totalement incompatibles. Le voile devient alors le symbole de l’oppression des femmes. Quand le FN a recours aux rhétoriques féministes, c’est pour s’attaquer sans détours à l’islam, ce que fait sans subtilités Marine Le Pen dans son programme de campagne : dans l’engagement n°9 intitulé « Défendre les droits des femmes », elle entend « lutter contre l’islamisme qui fait reculer leurs libertés fondamentales », « mettre en place un plan national pour l’égalité salariale femme/homme et lutter contre la précarité professionnelle et sociale ». Lorsqu’elles prétendent cautionner l’égalité femmes-hommes, les mouvances d’extrême droite ne défendent en réalité qu’un « féminisme nationaliste« , n’incluant qu’un modèle de femme blanche, cisgenre et hétérosexuelle, bien loin d’un discours inclusif s’adressant aux femmes dans leur diversité.

Agressions de la Saint-Sylvestre : le droit des femmes comme argument xénophobe

Le 31 décembre 2016, en pleine célébration de la Saint-Sylvestre, plusieurs milliers de femmes sont victimes d’agressions sexuelles dans plusieurs villes allemandes, et notamment à Cologne. Ces actes sont imputés pour la plupart à des hommes originaires d’Afrique du Nord, alors que le pays est en plein débat sur l’immigration. S’en suivent des manifestations à la fois féministes et d’extrême droite, qui tournent à l’affrontement. En France, Marine Le Pen réagira sur Twitter, puis dans une tribune publiée dans le journal L’Opinion : « Je repense à ces paroles de Simone de Beauvoir : N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question », et j’ai peur que la crise migratoire signe le début de la fin des droits des femmes. (…) Sur ce sujet comme sur les autres, les conséquences de la crise migratoire étaient pourtant prévisibles. »

Pour le Rassemblement National, ces agressions sexuelles constitueraient l’une des manifestations les plus directes du « danger » et de la menace représentée par les immigrés, tant redouté par l’extrême droite depuis des années. Denis Lesselier relève que « la mise en cause de l’identité nationale est représentée sous la forme de la destruction de l’ordre familial et sexuel, avec les images du viol (vol) des femmes, de l’intrusion de l’étranger dans le foyer domestique, des « perversions » sexuelles et de la « souillure’ ou de la maladie. » Jean-Marie Le Pen recourrait bien volontiers à cette figure dans sa rhétorique : « demain, les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille et votre fils. » Un discours finalement très similaire à celui de sa successeuse de fille, qui toutefois prend grand soin de policer le message.

Le cas des agressions de Cologne se révèle symptomatique de ce féminisme de façade, affiché par les mouvements d’extrême droite et réutilisé en permanence pour défendre leur programme nationaliste et anti-immigration. Rebecca Amsellem, fondatrice de la newsletter féministes Les Glorieuses, réagit à la tribune de Marine Le Pen : « utiliser la « crise migratoire » pour justifier les violences faites aux femmes c’est oublier volontairement les 84,000 femmes qui sont chaque année victimes de viol ou de tentatives de viol et les 20,4% des femmes qui ont subi une violence sexuelle (attouchements, tentatives de rapport forcé ou rapport forcés) au cours de leur vie. »

Alors que s’opère une montée de l’extrême droite partout en Europe, le féminisme devient pour ces partis un argument électoral, un choix en apparence incongru étant donné l’ancrage du féminisme comme une valeur de la gauche. L’égalité entre femmes et hommes a été très médiatisée ces dix dernières années ; toutes les strates de la société sont concernées et les politiques ne peuvent plus faire l’impasse dessus. Par ailleurs, le féminisme défendant souvent une alliance de toutes les minorités – raciales et sexuelles notamment – contre un même système de domination occidental, blanc et patriarcal, le discours de l’extrême droite, alliant droit des femmes et xénophobie, semble on ne peut plus contradictoire.


Solène Marteau