Elles ont été de tous les combats de l’extrême droite, de l’instauration du régime nazi aux campagnes présidentielles du Front national. Depuis plus d’un siècle, les femmes d’extrême droite concilient étonnamment le combat pour leurs idéaux politiques avec la traditionnelle figure de mère et d’épouse qu’elles mettent si souvent en avant.
Longtemps restées dans l’ombre des hommes, nombreuses sont les militantes qui désormais occupent au grand jour le terrain politique. Exemple emblématique, Marine Le Pen a bien failli devenir la première présidente de la République française. Preuve s’il en est que, même au sein de l’extrême droite, les discours sur la condition féminine évoluent… au point de converger avec le combat féministe ?
L’étonnante ambivalence des ultra-conservatrices
Féministe, mais pas trop
« La naissance des petits, mon divorce, cette période seule avec eux me rendit quasi “féministe”, tant il est vrai que les femmes ont vraiment du courage, que leur situation est souvent et objectivement bien plus difficile que celle des hommes. Les femmes sont en effet soumises à la “double peine” : un travail souvent prenant et une vie de famille à mener, le tout avec le sourire s’il vous plaît ! » En 2006, Marine Le Pen elle-même abordait le sujet de l’égalité des genres dans son autobiographie, lorsqu’elle évoque la période qui a suivi son divorce. Une problématique qui la préoccupe, mais pas au point de revendiquer une quelconque appartenance au féminisme. Car ce terme reste dans les strates de l’extrême droite un mot qui dérange.
Existe-t-il des féministes d’extrême droite ? Les partisanes ont longtemps adopté un discours hostile, en tout cas méfiant vis-à-vis des féministes, à l’instar de leurs homologues masculins. Néanmoins, le positionnement de certaines militantes semble avoir sensiblement évolué ces dernières années. Et pour cause : depuis l’obtention du droit de vote en 1944, et même s’il reste beaucoup à faire avant d’atteindre l’égalité femmes-hommes, la condition des femmes a considérablement progressé en Europe. Et les ultra-conservatrices ont bénéficié comme n’importe qui des acquis sociaux obtenus grâce à la mobilisation des féministes : droit au divorce, légalisation de l’avortement, accès facilité à la contraception, force est de constater que l’égalité présente tout de même quelques avantages.
Toutefois, une posture de défiance subsiste : « la plupart des membres du Front national n’ont de cesse de ringardiser les associations féministes et leur activisme “ hystérique ” , reprenant en ce sens les poncifs des discours sexistes. Il s’ensuit une dissociation entre l’amélioration des conditions de la femme dans la société et les luttes féministes qui les ont rendues possibles », explique Sylvain Crepon, spécialiste de l’extrême droite française. Un mépris très bien exprimé par cette partisane du FN en 2011 :
Paradoxalement, alors que l’extrême-droite défend une vision très conservatrice des femmes et de leur place dans la société, elle a souvent offert aux femmes un espace d’émancipation, les propulsant même jusqu’aux plus hautes marches du pouvoir. Comme l’explique Claude Lesselier, historienne spécialiste de l’histoire des femmes au XIXe et XXe siècles, « l’extrême droite appelle les femmes françaises, au nom de leur rôle dans la sphère privée et sans qu’elles négligent leurs tâches prioritaires, à s’engager activement dans un combat politique dont certaines figures féminines – la Vierge Marie, Jeanne d’Arc ou plus prosaïquement la femme-mère française menacée – constituent les symboles. »
Les milieux conservateurs, berceaux de l’antiféminisme
« Le féminisme encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes. » C’est par ces mots que le politicien conservateur étasunien Pat Robertson alertait sur les dangers représentés par le féminisme. Contrairement aux apparences, cette formulation date de 1992 et non du début du siècle dernier. Même si elle peut prêter à sourire, elle est hélas révélatrice de la conception du féminisme qu’ont les milieux conservateurs.
Les mouvements féministes essuient depuis leurs prémices la critique acerbe d’adversaires venus de l’extrême droite. Le combat des suffragettes pour le droit de vote au début des années 1900 a été une cible privilégiée pour de nombreux groupes conservateurs, parmi lesquels Action française, mouvement nationaliste lancé en 1898 en pleine affaire Dreyfus. Henri Vaugeois, son fondateur, qualifiait le féminisme de « monstre de laideur et d’absurdité », « parisien, c’est-à-dire juif et métèque ». Par la suite, l’histoire a montré que chaque grande lutte féministe – pour le droit de vote, puis pour le droit à disposer de son corps, et plus récemment contre les violences sexuelles depuis #MeToo – se voyait accompagnée d’une récusation féroce de la part des antiféministes.
Mais que désigne-t-on exactement sous le terme « antiféminisme » ? Il s’agit d’un « contre mouvement de pensée et d’action qui s’oppose au féminisme » qu’analyse en détail Christine Bard dans son livre Antiféminisme et masculinisme d’hier et d’aujourd’hui (2019). Selon cette historienne, l’antiféminisme pré-existe au féminisme et non l’inverse. Un courant à distinguer de la simple misogynie ou du sexisme, qui « concernent toutes les personnes humaines définies comme “ femmes ”, [tandis que] l’antiféminisme ne concerne que les féministes » selon Diane Lamoureux, professeure en sciences politiques à l’université de Laval. L’antiféminisme est particulièrement prégnant dans les milieux conservateurs, dont l’extrême-droite, qui s’évertuent à dénoncer la « menace féministe« . Celle-ci mettrait en péril le modèle familial traditionnel, ferait dramatiquement chuter le nombre de naissances, et, pire que tout, effacerait toute différenciation entre les femmes et les hommes. Aussi ses détracteur·rice·s se sont-il·elle·s efforcés de tourner les militantes au ridicule : ainsi s’est construit l’archétype de la féministe hystérique, laide, frigide, une « mal baisée » haïssant les hommes, un moyen efficace de discréditer les mouvements féministes et ses représentantes.
Par ailleurs, l‘adhésion de certaines femmes à l’antiféminisme ont toujours constitué un fort argument de légitimation pour ces groupes. Si les principales intéressées elles-mêmes le décrient, alors le féminisme est, quelque part, forcément en tort. Exemple sur le compte Twitter de l’essayiste Thérèse Hargot, proche des milieux chrétiens conservateurs, qui s’offusque d’une campagne d’affichage contre les violences faites aux femmes.
Extrême droite et féminisme semblent ainsi difficilement conciliables. Et pourtant, même si cela a de quoi surprendre, on retrouve aujourd’hui des revendications féministes dans la bouche de militant·e·s d’extrême-droite, prononcées plus ou moins du bout des lèvres.
Une nouvelle génération de militantes plus ouverte ?
Les positions de l’extrême droite vis-à-vis des droits des femmes ont indéniablement évolué depuis le siècle dernier. Pour beaucoup de militantes et d’élues frontistes, il n’est plus question de revenir sur la loi Veil, même si le remboursement de l’IVG continue de diviser. C’est d’autant plus vrai chez les nouvelles générations de militant·e·s, qui ont toujours vécu avec ces droits. Aussi Stéphanie Koca, qui à l’âge de 20 ans est devenue la plus jeune conseillère régionale du FN dans le Nord-Pas-de-Calais, donnait-elle en toute franchise son opinion sur l’épineuse question de l’IVG :
Étonnamment, on retrouve même des discussions féministes sur des forums néo-nazis tels que le site anglophone Stormfront.org sur lequel a enquêté la journaliste Lindsay Schrupp. Et si beaucoup de ces messages – signées par des femmes – relèvent d’un antiféminisme profond, d’autres paraissent presque revendicateurs.
27 % de femmes parmi l’électorat du FN
Preuve d’un indéniable changement de mœurs, c’est une femme qui a pris les rênes du Rassemblement National en 2011. Marine Le Pen fait même partie, avec Ségolène Royale, du cercle très fermé de celles qui ont failli devenir présidentes. Comment expliquer cette ascension dans un parti d’ordinaire peu enclin aux changements ?
Comme l’a analysé la journaliste Aude Lorriaux pour Slate, le programme frontiste a ainsi fortement évolué depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti : lors de la campagne présidentielle de 2017 et pour la première fois dans l’histoire du RN, cette dernière se prononce ouvertement en faveur de l’égalité salariale et du travail des femmes. Une position aux antipodes de celle de Marie-Christine Arnautu, alors vice-présidente du FN en 2012 : « Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’on égalise les salaires alors que tant de gens sont au chômage ? » Un changement de cap pas aussi radical qu’il n’y paraît cependant, puisque Marine Le Pen veut toujours mettre en place des mesures incitatives – financières principalement – pour inciter les femmes à rester chez elles plutôt que de travailler, et remplacer le mariage gay instauré par la loi Taubira en 2013 par un PACS amélioré.
Cette prétendue adhésion au féminisme s’inscrit dans une volonté interne de dédiaboliser le parti, démarche enclenchée par Marine Le Pen lors de son arrivée à la tête du FN. Il est en effet stratégique pour le FN de s’adresser aux femmes et de les convaincre, puisque « il y a (…) là un réservoir de voix pour le FN, d’autant qu’elles s’inscrivent un peu plus que les hommes sur les listes électorales, et qu’elles sont aussi plus nombreuses que leurs congénères masculins (52%). »
À ces fins, présenter une candidate plutôt qu’un candidat à la course électorale constitue un argument pour conquérir un électorat plus jeune, plus féminin et sensiblement plus concerné par la question de l’égalité entre femmes et hommes. En effet, depuis que Marine Le Pen a succédé à Jean-Marie Le Pen, « le vote FN, jusqu’ici très masculin, s’est rééquilibré en attirant 20 % d’hommes contre 18 % de femmes. A l’intérieur de ce vote, 27% des électeurs sont des femmes, un chiffre en constante progression. » Même constat outre-Rhin, où le NPD allemand convainc de plus en plus d’électrices : « alors que, jusqu’à la fin des années 1990, bon nombre de militantes se contentaient de jouer les seconds rôles, la nouvelle génération tient à gravir les échelons du parti. Le NPD compte 30 % de militantes, 25 % en Basse-Saxe, et elles sont de plus en plus nombreuses. » Pour remporter le scrutins, il faut désormais s’adresser aux électrices en plus des électeurs.
C’est dans cette course aux voix qu’intervient le féminisme, ou plutôt le « quasi féminisme » évoqué dans son livre par la présidente du RN. Dans les discours de l’extrême-droite, la progression de la condition féminine devient une valeur inhérente à la civilisation judéo-chrétienne, oubliant dans un moment d’amnésie volontaire comment ces améliorations ont été acquises, c’est-à-dire après des années de luttes menées par ces féministes tant fustigées. « Le féminisme est une innovation chrétienne », tweete la journaliste Eugénie Bastié, en pleine lecture des écrits de l’essayiste Emmanuel Todd.
A contrario, droits des femmes et islam seraient totalement incompatibles. Le voile devient alors le symbole de l’oppression des femmes. Quand le FN a recours aux rhétoriques féministes, c’est pour s’attaquer sans détours à l’islam, ce que fait sans subtilités Marine Le Pen dans son programme de campagne : dans l’engagement n°9 intitulé « Défendre les droits des femmes », elle entend « lutter contre l’islamisme qui fait reculer leurs libertés fondamentales », « mettre en place un plan national pour l’égalité salariale femme/homme et lutter contre la précarité professionnelle et sociale ». Lorsqu’elles prétendent cautionner l’égalité femmes-hommes, les mouvances d’extrême droite ne défendent en réalité qu’un « féminisme nationaliste« , n’incluant qu’un modèle de femme blanche, cisgenre et hétérosexuelle, bien loin d’un discours inclusif s’adressant aux femmes dans leur diversité.
Agressions de la Saint-Sylvestre : le droit des femmes comme argument xénophobe
Le 31 décembre 2016, en pleine célébration de la Saint-Sylvestre, plusieurs milliers de femmes sont victimes d’agressions sexuelles dans plusieurs villes allemandes, et notamment à Cologne. Ces actes sont imputés pour la plupart à des hommes originaires d’Afrique du Nord, alors que le pays est en plein débat sur l’immigration. S’en suivent des manifestations à la fois féministes et d’extrême droite, qui tournent à l’affrontement. En France, Marine Le Pen réagira sur Twitter, puis dans une tribune publiée dans le journal L’Opinion : « Je repense à ces paroles de Simone de Beauvoir : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question », et j’ai peur que la crise migratoire signe le début de la fin des droits des femmes. (…) Sur ce sujet comme sur les autres, les conséquences de la crise migratoire étaient pourtant prévisibles. »
Pour le Rassemblement National, ces agressions sexuelles constitueraient l’une des manifestations les plus directes du « danger » et de la menace représentée par les immigrés, tant redouté par l’extrême droite depuis des années. Denis Lesselier relève que « la mise en cause de l’identité nationale est représentée sous la forme de la destruction de l’ordre familial et sexuel, avec les images du viol (vol) des femmes, de l’intrusion de l’étranger dans le foyer domestique, des « perversions » sexuelles et de la « souillure’ ou de la maladie. » Jean-Marie Le Pen recourrait bien volontiers à cette figure dans sa rhétorique : « demain, les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille et votre fils. » Un discours finalement très similaire à celui de sa successeuse de fille, qui toutefois prend grand soin de policer le message.
Le cas des agressions de Cologne se révèle symptomatique de ce féminisme de façade, affiché par les mouvements d’extrême droite et réutilisé en permanence pour défendre leur programme nationaliste et anti-immigration. Rebecca Amsellem, fondatrice de la newsletter féministes Les Glorieuses, réagit à la tribune de Marine Le Pen : « utiliser la « crise migratoire » pour justifier les violences faites aux femmes c’est oublier volontairement les 84,000 femmes qui sont chaque année victimes de viol ou de tentatives de viol et les 20,4% des femmes qui ont subi une violence sexuelle (attouchements, tentatives de rapport forcé ou rapport forcés) au cours de leur vie. »
Alors que s’opère une montée de l’extrême droite partout en Europe, le féminisme devient pour ces partis un argument électoral, un choix en apparence incongru étant donné l’ancrage du féminisme comme une valeur de la gauche. L’égalité entre femmes et hommes a été très médiatisée ces dix dernières années ; toutes les strates de la société sont concernées et les politiques ne peuvent plus faire l’impasse dessus. Par ailleurs, le féminisme défendant souvent une alliance de toutes les minorités – raciales et sexuelles notamment – contre un même système de domination occidental, blanc et patriarcal, le discours de l’extrême droite, alliant droit des femmes et xénophobie, semble on ne peut plus contradictoire.