Interdit·e·s d’exprimer leur opinion et d’interférer dans la politique, les membres de la famille royale britannique mènent une politique d’influence et incarnent à la perfection le « soft power » à l’échelle nationale et internationale. Avec l’intégration en 2018 de Meghan Markle, actrice américaine, racisée, engagée et divorcée au sein d’une monarchie vieille de plusieurs siècles, le peuple s’attend à un « avant » et un « après Meghan ».
Pourtant, la réalité est telle que des inégalités persistent encore aujourd’hui entre les héritier·ère·s de la Couronne. Les femmes ne sont pas vraiment considérées en elles-mêmes, mais plutôt en tant que faire-valoir. Lois, coutumes et traditions britanniques apparaissent parfois comme des freins à la modernité, au même titre que les médias ou la société.
La monarchie face aux mutations
Fin 2019, une offre d’emploi publiée sur le site officiel de la famille royale britannique fait parler d’elle. Le palais de Buckingham recherche un·e responsable de la communication pour ses canaux numériques, qui serait capable de trouver le moyen « de maintenir la présence de la Reine sur le devant de la scène et à l’échelle internationale. » Beaucoup voient dans cette annonce la marque d’une monarchie moderne, capable de s’adapter aux changements sociétaux.
Pourtant, si la reine Elizabeth II a montré plus d’une fois au cours de ses 68 ans de règne qu’elle savait vivre avec son temps, cette détermination à investir les nouvelles techniques de communication ne suffit malheureusement pas à rendre compte seule du degré de développement de la société britannique.
La place et le rôle des femmes en sont des indicateurs symptomatiques. Mais la « Firme » appréhende-t-elle ces problématiques avec autant de modernité ? Quiconque évolue dans le système monarchique est soumis à une certaine hétéronomie, c’est-à-dire une dépendance à des règles ou à des facteurs extérieurs auxquels il ne peut se soustraire. Comment les femmes, dont le statut au sein de notre société est conditionné par la hiérarchisation entre les sexes, peuvent-elles évoluer dans une institution dont l’organisation sociale est perpétuée grâce au principe même de la hiérarchie ?
L’exclusion des femmes, une bien vieille tradition
Établies en 1701, il aura fallu attendre plus de 300 ans pour que les règles de succession au trône britannique soient enfin modifiées. Difficile à croire que jusqu’en 2011, l’ordre de succession était dicté par la préférence masculine, c’est-à-dire que dans une même fratrie, les hommes étaient prioritaires sur les femmes. La princesse Anne, sœur cadette du prince Charles, avait donc été écartée de l’ordre de succession à la naissance de ses frères Andrew et Edward.
Mais depuis l’entrée en vigueur de l’Acte de succession à la Couronne en 2013, « le sexe d’une personne née après le 28 octobre 2011 ne lui donne pas, ou à ses descendants, précédence sur une autre personne (quel que soit le moment où elle est née). » Charlotte, la fille de Kate Middleton et William de Cambridge, née en 2015, précède donc Louis, son frère cadet né en 2018, dans l’ordre de succession au trône. Évidemment, quand George, le premier enfant du couple offrira à son tour des héritier·ère·s à la famille, le rang de Charlotte dans l’ordre de succession sera altéré au profit des enfants de son frère aîné.
Aussi, alors que le roi George V décrète en 1917 que les titres « princesse » ou « prince » ne pourront être accordés qu’aux enfants du souverain (actuellement Charles, Anne, Andrew et Edward), aux enfants des fils du souverain, et au fils aîné du fils du prince de Galles (George) ; Elizabeth II décide en 2012 que finalement « tous les enfants du fils aîné du prince de Galles », c’est-à-dire Charlotte et Louis (et non plus seulement George) pourront également bénéficier de tels titres. Mais il n’en reste pas moins que les femmes restent exclues, et ne peuvent pas transmettre leurs titres : sous prétexte que le sang royal qui coule dans leurs veines est celui qui leur a été transmis par leur mère, les enfants de la princesse Anne n’ont pas pu hériter de la dignité princière.
1 femme, 88 hommes
Il en est de même pour les titres de pairie, titres de noblesse non réservés à la famille royale mais accordés par le monarque à ses héritier·ère·s (la « Firme » est la famille la plus noble du pays, après tout). Seuls les hommes naissent nobles, puisque la loi anglaise écarte les filles en stipulant que les pairies se transmettent de père en fils. Sauf que contrairement au prédicat princier, les répercussions sont ici relativement plus importantes sur l’organisation politique du pays.
En fait, les aristocrates détenteurs de titres de pairies peuvent se faire élire et siéger aux 89 sièges qui leur sont actuellement réservés à la Chambre des lords (la chambre haute du Parlement du Royaume-Uni). Si son pouvoir est aujourd’hui limité par rapport à celui de la Chambre des communes, elle examine les projets de lois, réalise des enquêtes via des commissions indépendantes et interpelle le gouvernement sur la façon dont est menée sa politique. Mais aujourd’hui, à cause de cette loi quelque peu archaïque, une seule femme s’assoit dans les sièges réservés aux « pairs héréditaires. » Notons que sur 792 membres, seulement 218 femmes siègent à la Chambre des lords : le partage du pouvoir est forcément compromis quand le partage des places est dérisoire…
C’est pourquoi en 2018, quelques mois après le mariage de Meghan Markle et du prince Harry et en prévision de la naissance de leur premier enfant, cinq filles d’aristocrates se sont organisées en un groupe de pression qu’elles ont nommé « Daughters’ Rights » (les droits des filles en français), pour contester cette discrimination sexiste. Elles ont déposé une plainte contre l’État à la Cour européenne des droits de l’homme, afin de mettre fin à cette préférence masculine, qu’elles considèrent comme une infraction à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Interdiction de discrimination »).
Finalement, si cette requête ne vise pas particulièrement les membres de la famille royale puisque toute la haute noblesse britannique est concernée par les pairies, il semblerait que les ladies représentantes de Daughters’ Rights aient choisi le bon moment pour exprimer leur indignation. Spéculer sur les titres qui seront accordés au futur royal baby est une des activités préférées des Anglais·e·s, et la possibilité qu’une fille en soit privée permet de mettre en lumière les inégalités qui persistent dans la société.
Une existence sous condition
Avec ou sans titre, les femmes n’échappent pas à l’inconscient collectif selon lequel elles dépendent toujours d’un homme. Les femmes gravitant autour des membres « senior » de la monarchie (c’est-à-dire les membres haut placés dans l’ordre de succession au trône et qui participent fréquemment à des événements au nom de la reine Elizabeth) sont plus souvent pensées en tant que « femme de » ou « mère de » …
Cette dépendance est même caractérisée visuellement, puisque traditionnellement, elles se voient attribuer des armoiries à leur entrée dans la famille royale (c’est-à-dire lors de leur mariage), mais il est d’usage de combiner celles de leur père avec celles de leur époux.
Apparues au XIIe siècle, les armes étaient des symboles devant permettre la reconnaissance d’un individu, d’une famille ou d’une institution ; la transmission de messages et parfois la consolidation d’une idéologie. En bref, de véritables outils d’identification et de communication. Pour Michel Pastoureau, spécialiste des emblèmes et de l’héraldique, ce sont des signes « qui ont pour fonction de dire l’identité des individus et des groupes, et leur place dans la société. » Cette composition traditionnelle des armoiries des femmes est donc relativement révélatrice de leur place dans la société.
Le Collège des Hérauts, autorité héraldique de la Grande-Bretagne chargée de créer les nouvelles armoiries a donc associé celles de Bruce Shand, officier de l’armée britannique, à celles du prince Charles pour les offrir à Camilla Shand lors de son mariage avec le prince de Galles en 2005. La famille de Kate Middleton ne possédant pas d’armoiries, celles-ci ont spécialement été créées pour être offertes à son père Michael Middleton, puis fusionnées avec celles du prince au moment du mariage en 2011. En cela, les armes individuelles de ces femmes portent en elles l’histoire de leurs pères et de leurs maris.
Le père de Meghan Markle étant américain et incapable de prouver qu’il compte des ancêtres britanniques dans sa généalogie (condition requise pour avoir le droit de porter des armoiries), la jeune femme s’est vu attribuer directement les siennes en 2018. Alors que celles de Kate Middleton font référence aux habitudes de sa famille ou à sa fratrie, celles de Meghan évoquent les convictions personnelles de la duchesse. Mais en fin de compte, les femmes semblent n’exister qu’à côté de leurs maris, dont le blason occupe la place d’honneur (à droite) :
La symbolique de la famille royale, son incarnation et les symboles imagés restent importants aujourd’hui, et les armoiries continuent à être utilisées pour leurs fonctions représentatives mais peuvent parfois sembler anecdotiques. La dépendance des femmes par rapport aux hommes pourrait-elle être expliquée par ce caractère obsolète de la tradition ?
Deux personnes, une seule voix
Aujourd’hui, on observe la fusion non pas d’armoiries, mais de réseaux sociaux. Les couples royaux se partagent une plateforme par foyer : @clarencehouse pour la duchesse et le duc de Cornouailles ; @kensingtonroyal pour la famille de Cambridge et @sussexroyal pour les époux de Sussex. Ici, l’équilibre de présence et de parole est un peu plus respecté, puisque définitivement moins chargé en traditions.
Meghan Markle, qui maîtrisait parfaitement les codes de communication sur les réseaux sociaux, avait pourtant dû fermer son compte Instagram et son blog personnels lors de son entrée dans la famille royale. Bien qu’il s’agisse d’une des conditions de son admission dans l’institution, on ne peut s’empêcher d’envisager ces suppressions de plateformes comme une diminution de son droit et de sa légitimité à parler. La plume et l’oiseau au bec ouvert de ses armoiries étaient donc un beau clin d’œil à la femme engagée qu’elle est restée : ses actions en tant que membre de la famille royale sont consacrées à l’empowerment féminin, et elle se bat pour l’émancipation des femmes (étrangement, la duchesse ne fait pas l’unanimité au Royaume-Uni, et est souvent considérée comme controversée…).
Notons que le duc de York et ses filles, Beatrice et Eugenie sont les seul·es à posséder des comptes personnels, mais cela peut être expliqué par le fait qu’ils sont des membres « mineurs » de la famille royale (en opposition aux membres « seniors »), c’est-à-dire qu’ils ne travaillent pas pour la reine à temps plein et que leur devoir de représentation est moindre.
Les femmes en charge d’associations CARE-itatives
Car oui, le travail des membres de la famille royale est avant tout un travail de représentation de la Grande-Bretagne (Philip Turle, journaliste britannique pour France 24 les compare aux « mascottes » du pays). Mais leurs devoirs sont également liés à de nombreuses associations caritatives, pour lesquels ils et elles agissent bénévolement en tant que « parrains » ou « marraines » afin de récolter des fonds.
En ce sens, les femmes incarnent et symbolisent la monarchie. Pourtant, comme l’écrit Marlène Coulomb-Gully dans Femmes en politique, en finir avec les seconds rôles, « le défi majeur consiste pour les femmes à imposer leur capacité à représenter, au cœur de la symbolique du pouvoir. » En effet, il ne semble pas que les mêmes opportunités soient données aux femmes de la famille royale et à leurs pairs masculins.
En fait, la répartition des associations caritatives entre les ducs et les duchesses n’est pas sans rappeler la ségrégation horizontale, selon laquelle les professions et leur spécialisation manquent de mixité. Plus concrètement, cela se traduit par l’attribution de la responsabilité d’associations caritatives œuvrant plutôt pour les familles, les personnes en perte d’autonomie, les enfants… aux femmes. En bref, les valeurs et l’éthique du care (aussi appelé éthique de la sollicitude) : la liste des organisations que Kate Middleton supervise comprend la campagne Nursing Now, l’hôpital pour enfants Evelina London, East Anglia’s Children’s Hospices… À l’inverse, les hommes parraineront plutôt les associations sportives, scientifiques, aéronautiques… La page du prince William indique ainsi son engagement auprès de l’Automobile Association, l’Imperial War Museum, le Royal College of Physicians and Surgeons of Glasgow ou encore le poste de la Royal Air Force à Coningsby…
Évidemment, il ne s’agit que d’une tendance observée, et sûrement pas d’une distribution systématique. Après tout, les engagements caritatifs seraient choisis par la duchesse, et reflètent (entre autres) son envie d’aider les enfants et familles en situation de précarité. Mais, ces causes complètent celles de son époux, qui soutient un nombre bien plus important d’organisations (du fait de son héritage royal). Et au premier abord, cela renforce tout de même l’idée que certains traits de caractères associés traditionnellement aux femmes (compassion, dévouement…) leur seraient propres et naturels.
Ci-dessus, la duchesse de Cambridge est représentée avec des enfants, œuvrant pour Family Action qui assure un soutien financier et émotionnel aux personnes en situation de pauvreté, ou victimes d’isolation à travers le pays. Le duc de Cambridge, quant à lui, rencontre les joueurs d’un club de football.
Le « poids des mots »
Il est bien connu que la pression médiatique est une partie intégrante de la vie au sein de la « Firme ». Chacun·e des membres de la famille est constamment suivi·e, épié·e et le moindre faux pas est susceptible d’être reporté au monde entier. C’est le prix à payer lorsque l’institution la plus célèbre du monde est une source de fascination sans fin, notamment pour les médias de l’industrie du divertissement, de l’information ou de la fiction (l’engouement planétaire pour The Crown, série télévisée créée par Peter Morgan n’est assurément pas anodin).
Mais encore une fois, les médias étant hyperréalistes, ils ont tendance à minorer les groupes socialement faibles, dont les femmes. Les inégalités et stéréotypes sont reproduits par ces « technologies de pouvoir » qui nous montrent ce qu’ils ont envie de montrer. Depuis de nombreuses générations, les médias perpétuent cette idée que les hommes incarnent le pouvoir. Dès lors, notre vision du pouvoir est influencée.
Marlène Coulomb-Gully relève ce biais et note que « dans le langage des médias, l’homme fait preuve d’autorité quand la femme est dite autoritaire voire autoritariste ; il a du caractère quand elle a mauvais caractère ; il fait montre d’initiatives, où elle est présentée comme imprévisible voire incontrôlable […] ; il a de l’ambition quand elle est ambitieuse ; il est honnête quand il reconnaît ne pas savoir, tandis qu’elle est incompétente, etc. »
L’hebdomadaire Paris Match, spécialisé dans la presse people (et pendant longtemps célèbre grâce à son slogan « Le poids des mots, le choc des photos ») présente le prince Harry sur sa couverture comme un homme fort, combatif et viril : il « se bat pour Meghan ». Les sexes étant caractérisés par une relation d’opposition, son épouse apparaît dépendante de lui, presque incapable de se défendre seule. Pourtant, sur la couverture du même magazine un mois plus tôt, la jeune femme est présentée comme « insoumise », c’est-à-dire rebelle, indocile et n’obéissant pas aux « codes de la monarchie ». En bref, pas les termes qu’on emploierait pour décrire quelqu’un de dépendant à son mari…
Mise au point sur les… vêtements
Par ailleurs, avant de mettre en avant leur statut de princesses ou duchesses au service de la royauté et engagées pour des causes significatives, on adore rappeler qu’elles sont… femmes, et attirer l’attention sur leur apparence. « Combien de portraits de femmes politiques commencent par leur description physique ? La mention de leur coiffure, le détail de leurs vêtements et de leurs chaussures (surtout si elles sont adeptes des talons) cristallisent l’attention des journalistes […]. » Les femmes sont bien plus observées que les hommes et chacune de leurs apparitions est examinée minutieusement.
On ne compte plus les articles traitant de leurs habitudes vestimentaires : « Meghan Markle, la métamorphose vestimentaire d’une actrice fashionista en duchesse élégante » (France Info) ; « Kate Middleton, ses plus beaux looks de l’année 2019 » (Paris Match) ; « Béatrice d’York fête ses 31 ans : retour sur l’évolution d’une princesse qui a trouvé son style » (Gala)… Il faut creuser un peu plus pour espérer trouver des informations sur leurs causes et ce qu’elles ont accompli. Et cela a des répercussions sur la façon donc le public perçoit ces femmes : dévalorisées, elles apparaissent moins puissantes.
En fait, il semblerait que l’un des seuls avantages que les médias offrent aux femmes royales par rapport aux hommes intervient en matière de mode. L’effet Kate (ou plus récemment l’effet Meghan) engendre des ruptures de stock presque immédiates chez les distributeurs de vêtements ou accessoires (à prix abordables) portés par les duchesses, une fois que ceux-ci sont identifiés. Tout bien considéré, le « soft power » qu’on attribue à la famille britannique, serait-il aussi important sans les femmes ?
Au fond, les femmes susceptibles d’avoir le plus de responsabilités et de pouvoir au sein de la famille royale sont les membres « senior » qui ont un devoir de représentation constant. Or, à l’exception de la reine Elizabeth, aucune femme n’occupe actuellement cette position parce que son sang le lui a permis : Camilla, Kate et Meghan ne sont pas nées royales, elles le sont devenues. L’histoire nous dira donc si le traitement des femmes peut évoluer pour leur accorder plus de légitimité lorsque celles-ci se préparent à s’asseoir sur le trône britannique.
Très bon article. Lecture très agréable.