‘Día de la raza’ : La décolonisation symbolique en Amérique Latine

Le « jour de la race, » (día de la raza) le 12 octobre de chaque année, commémore la découverte de « l’Amérique » par Christophe Colomb et Rodrigo de Triana (sous le commandement de Colomb). En Espagne, le 12 octobre est commémoré avec quelque chose d’un peu différent : le « jour de l’hispanité. »

Sous l’idée que le continent américain n’était pas civilisé avant la découverte par les navires de la couronne espagnole, le jour de la race est maintenu comme une tradition qui rend hommage aux statues et aux sculptures des conquérants, des colonisateurs et de l’ancien empire espagnol. Cependant, la colonisation espagnole a entraîné un nombre immense de massacres dans les pays d’Amérique, la majorité de leurs populations indigènes étant réduites en esclavage et tuées…

Au cours des dernières années, ce discours colonialiste et l’idolâtrie des conquistadors et des Espagnols a pris un nouveau tournant. Des pays tels que le Mexique, la Colombie, le Pérou, la Bolivie, le Chili et le Venezuela, ainsi que des états de majorité latino-américaine aux États-Unis, ont élevé la voix, manifestant contre cette tradition qui repose sur le même récit de domination.

La presse et les réseaux sociaux ont joué un rôle indispensable dans ces nouveaux processus de décolonisation avec lesquels les communautés indigènes, natives et afro-descendantes ont repris le pouvoir, fêtant aujourd’hui le jour de la résistance indigène ! L’effondrement des statues dans les centres-villes, le retour aux traditions précolombiennes et l’idée de donner aux origines pré-coloniales une chance de renaître… L’Amérique latine ré-écrit ainsi son présent, en se dissociant d’un passé violent et douloureux.


Célébration ou lutte ? Deux perspectives

529 ans après le 12 octobre 1492, les peuples et les gouvernements d’Amérique latine continuent de se souvenir du moment historique qui a marqué l’avant et l’après du continent. D’une part, les gouvernements organisent des événements officiels avec des ambassadeurs espagnols et des cérémonies diplomatiques. D’une autre part, les peuples indigènes et afro-descendants se mobilisent dans une lutte silencieuse, et en même temps bruyante, contre les colonisateurs et les crimes perpétrés par la couronne espagnole il y a plusieurs siècles.

En Amérique latine, tandis que certains pays conservent la tradition de fêter le jour de la race, d’autres ont décidé de profiter de l’occasion du 12 octobre pour dénoncer l’un des plus grands génocides de l’histoire de l’humanité, notamment des pays tels que le Nicaragua, le Venezuela, l’Argentine, le Brésil et le Cuba…

L’Espagne, pour sa part, se cache derrière les faux mythes de la colonisation pour nier les massacres et les crimes qui ont eu lieu dès 1492 jusqu’aux années 1650 dans les pays découverts et conquis pour la première fois par Christophe Colomb et ses navires. De même, le pays européen se réfugie dans cette légende de la découverte et dans l’idée d’avoir « civilisé » des peuples sauvages, omettant toute histoire et existence des civilisations antérieures à l’arrivée des Espagnols sur le continent.

En 2015, un conflit a été déclenché par les commentaires publics de la maire de Barcelone, Ada Colau, qui dénonça la célébration du Jour de l’hispanité à Madrid. Elle affirma que cette tradition était un fait honteux qui rendait hommage, sous le faux nom de fête nationale, à un génocide qui n’était pas encore reconnu comme il se doit.

Cette célébration du 12 octobre en Espagne coûte environ 800 millions d’euros, selon Colau, investis dans les défilés militaires à Madrid, les dîners officiels et les réunions avec la famille royale, qui commémorent l’expansion de la culture espagnole dans le monde.

La colonisation espagnole du continent sud et central américain, y compris les îles des Caraïbes, s’étend également au nord. Une vingtaine d’états nord-américains comme la Californie, le Nevada et l’Utah, l’Arizona, la Floride, l’Oklahoma, la Luciana, le Mississippi, l’Alabama, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Virginie, parmi d’autres, fait de cette invasion l’un des plus importants génocides de l’humanité, qui a conduit à l’extermination de plus de 90 millions de personnes sur les seuls territoires allant du Mexique à l’Argentine.

Contexte historique de la colonisation espagnole


Les communautés indigènes des pays tels que le Mexique, la Colombie, la Bolivie et le Pérou avaient déjà entamé des mobilisations civiles le 12 octobre 2010, en même temps que les célébrations gouvernementales. À partir de ce moment, les réseaux sociaux et les médias ont commencé à jouer un rôle important dans la diffusion de ces manifestations qui, depuis les villages les plus cachés, quelques années plus tard, viendraient faire du bruit dans les villes les plus peuplées d’Amérique. Non seulement les minorités, comme on les appelle sur le continent, se sont jointes aux célébrations d’une journée qui rend hommage aux civilisations pré-colonisées, mais les acteurs, les peintres, les écrivains, les étudiants et les citoyens ordinaires ont aussi commencé à comprendre le pouvoir symbolique d’une telle commémoration. Historiens et sociologues ont pris part au débat, partageant une série de documents et de recherches qui ont progressivement démontré que l’idée de civilisation apportée d’Europe a non seulement causé des décès dus aux guerres et aux tortures auxquelles les colons ont soumis les populations, mais aussi par les innombrables maladies qu’ils ont apportées avec eux, ou bien encore au travers de l’imposition de structures religieuses extérieures.

Nous sommes les enfants, des enfants, des enfants des oppressés et nous devons toujours nous souvenir de ce jour, mais nous ne devons ni pardonner ni oublier. – Lalo, Chile Nosotros somos los hijos, de los hijos, de los hijos de los reprimidos y siempre tenemos que recordar este día pero no tenemos que ni perdonar, ni olvidar – Lalo, Chile

Ce débat qui a commencé il y a dix ans et qui, grâce à la conjoncture de 2020, a pris plus de force qu’auparavant. Il s’accompagne également de nouveaux apprentissages et de nouvelles façons de comprendre comment se structure et se perpétue la domination culturelle : en usant des symboles.

Selon l’auteur et sociologue argentin Marcelo Halperín, les systèmes de domination se caractérisent par l’utilisation de symboliques et d’imaginaires qui rendent la résistance de plus en plus limitée et moins évidente.

Ainsi, l’un des grands maux de la colonisation, transformé par la post-modernité, est une idolâtrie et une prolifération d’images qui ont pour conséquence d’appauvrir la critique et d’alimenter les rituels et pratiques dominants. Mais tout cela a sa contrepartie. L’Argentine Monica Ruffino parle de domination culturelle et d’identité culturelle affirmant que : bien que le symbolisme soit indispensable dans ces processus, l’identité culturelle sera consolidée une fois que les symboles de la domination seront abolis et remplacés par des structures qui représentent enfin la culture du peuple. En ce sens, ce qui s’est passé en Amérique latine, c’est ce changement discursif dans ce que signifient célébrer la colonisation et honorer les symboles de cette domination.

La proposition de Monica expliquerait précisément ce changement de mentalité dans la modernité qui encourage précisément de nouvelles façons de comprendre la construction de l’identité. D’une part, elle se détache complètement ou tente de se détacher de son passé dominant, et d’autre part, elle cherche à revenir à ses origines pour se reconstruire à partir de là. C’est ce qui se prépare plus activement sur le continent latin depuis 2015.

Qu’est-ce qui a été fait pour renforcer les efforts de décolonisation, laissant place à un changement discursif sur le passé colonial ?

  • La destruction des monuments qui font allusion aux colonisateurs, aux Espagnols ou même à la soumission des indigènes.
  • Identifier les facteurs qui perpétuent la pauvreté, les inégalités sociales et raciales, ainsi que les facteurs qui stigmatisent et divisent la population en catégories socio-économiques pour s’y engager politiquement.
  • Repenser l’idée de civilisation et revenir aux origines, en revendiquant les communautés indigènes et natives de tout le territoire latino-américain.
  • Privilégier les coutumes et les rituels traditionnels, antérieurs à l’ère de la colonisation espagnole.

En outre, les manifestations sociales, qui dans la plupart des cas ont été violentes, s’accompagnent également de revendications et de dénonciations publiques contre les États et les gouvernements en place. Certaines des demandes du peuple ont été de renommer les rues, avenues et places qui portent le nom des colonisateurs ou d’autres figures historiques qui ont été liées à l’esclavage et à la colonisation ; la démolition des statues, monuments et symboles qui représentent tout personnage historique ayant participé à des processus génocidaires, qui se sont enrichis du travail des indigènes et des esclaves, ainsi que de tous ceux qui ont eu le statut de propriétaires terriens sur les terres latines ; l’abolition des monuments, places et statues qui portent également des noms et/ou représentent des personnages qui, même dans les dernières décennies, ont entretenu un discours public raciste, esclavagiste…

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Luis Robayo AFP/Getty Images

Ces actes réalisés par différents membres de la Garde indigène et par des représentants des communautés minoritaires, ainsi que par des étudiants de tous les pays latins, ont également eu un effet de vague qui a atteint l’Europe et l’Amérique du Nord. En Europe, les statues des auteurs de massacres dans les pays colonisés ont été vandalisées en signe de protestation et de rejet du passé violent des pays riches.

En 2019, la plupart des pays d’Amérique latine avaient déjà commencé à réinterpréter la célébration du « Jour de la race. » Un grand collectif d’indigènes aux niveaux national et régional s’est réuni pour réaliser des manifestations publiques des traditions et des rituels ancestraux. Avec de la musique, des chants, des couleurs et des tenues traditionnelles, le 12 octobre 2019 a été le premier d’une longue série à honorer la tradition indigène, la terre et la civilisation précolombienne du continent.

Or, avec les émeutes provoquées par les agressions racistes aux États-Unis, notamment celle contre George Floyd, 2020 a été la première année à voir un changement radical de toutes les sphères sociales et politiques de la région. Plusieurs groupes ont utilisé les réseaux, profitant du contexte de la crise sanitaire pour ajouter un autre élément à l’agenda régional, pour mobiliser des informations. Le 12 octobre 2020 a donné lieu à une manifestation massive et organisée de ces derniers temps.

Au Chili la communauté Mapuche ; en Argentine le collectif Salta la India ; en Colombie la Garde indigène et l’ONIC ; en Bolivie la communauté Ayuayo ; au Mexique, au Guatemala et au Honduras le collectif en charge du mouvement : ¡Hasta nunca genocida ! … Tous se sont fait entendre et ont exigé des gouvernements actuels la reconnaissance de la lutte indigène et de la destruction massive et presque systématique de 90% de toute la population indigène du continent ; c’est-à-dire, la revendication des droits ancestraux et la restitution des territoires sacrés, ainsi que l’attribution d’un nouveau nom au 12 octobre et, avec lui, autre signification…

Depuis le 12 octobre 2020, Amérique latine ne fête plus le jour de la race… Elle fête le jour de la résistance, le jour de la diversité culturelle… et surtout : le jour de la décolonisation.

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Juan Karita/AP – Publiée par Univision

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