Haute couture et appropriation : inspiration ou colonialisme culturel ?

Dreadlocks, coiffes amérindiennes, henné, bindi… quels usages la haute couture fait-elle des subcultures ?

Depuis quelques années, le monde de la haute couture fait face à de nombreuses polémiques. En cause : la question de l’appropriation culturelle, dénoncée par les peuples spoliés. Si les créateurs se défendent en criant au droit à la libre inspiration, ces emprunts ne sont pas vus de la sorte par tout le monde.

Alors entre inspiration légitime et appropriation culturelle, comment placer le curseur ?

Appropriation culturelle : de quoi parle-t-on ? Petite définition

La notion d’appropriation culturelle apparaît dans le milieu intellectuel canadien courant des années 1990. Poussé par les revendications de peuples autochtones qui mettent en lumière les nouvelles formes d’exploitation dont ils sont victimes, des chercheurs vont penser l’appropriation culturelle comme une dépossession culturelle. La notion désigne ainsi le processus de création qui reprend des éléments graphiques de certaines cultures sans reprendre les codes dans lesquels s’inscrivent ces éléments (il n’est donc pas vraiment question d’une célébration mais plutôt d’un rapt culturel).

En ce sens, les appropriations culturelles assimilées à des spoliations passent pour une forme de néocolonialisme

Monique Jeudy-Ballini

Si les créateurs se défendent en convoquant leur droit à s’inspirer de cultures alternes, ceux-ci se méprennent quant à l’impact de leur entreprise. En effet, le problème central dans l’appropriation culturelle est celui de l’adoption d’éléments d’une subculture par des membres extérieurs à cette culture qui, de fait, dévaluent l’identité même de cette culture.

Alors, nous objectera-t-on, pourquoi ne pas prendre exemple de ces créateurs qui disent « mettre à l’honneur » les cultures dont ils s’inspirent ? Et bien justement parce que leur position est précisément celle d’un impérialisme culturel. En reprenant certains éléments graphiques sans subir l’oppression, le racisme ou les préjugés dont sont victimes les personnes portant ces habits, l’industrie de la haute couture exerce une domination symbolique. Le problème réside donc essentiellement dans cette posture presque paternaliste des créateurs qui intensifient des rapports d’oppression que subissent les spoliés.

Rapide tour des polémiques d’appropriation culturelle en haute couture

Inspiration ou appropriation ? Comment comprendre les emprunts aux subcultures ?

Si la plupart des créateurs se défendent de toute appropriation culturelle, leur traitement de certaines pièces demeure très problématique. En effet, la frontière est fine entre appropriation et célébration, en témoigne les récentes polémiques.

La couturière Carolina Herrera a fait les frais de cette méprise en juin 2019 lorsqu’elle déclarait que « s’inspirer des cultures, il n’y a rien d’honteux à cela ». Une remarque qui fît vivement réagir les internautes sur Twitter.

Emprunter à des cultures pourrait ainsi constituer une célébration en soi, mais la posture qu’adoptent les créateurs demeure problématique, et ce, en trois points.

  • D’abord, le fait de s’approprier des vêtements ancrés dans un contexte socio-historique précis sans célébrer cette culture toute entière dénigre les spoliés. La décontextualisation nie le marqueur identitaire que constitue le vêtement.
  • Ensuite, s’emparer de l’histoire d’une oppression à des fins artistiques est dérangeante.
  • Enfin, le profit que génère ces artefacts demeure un point extrêmement problématique.

L’appropriation culturelle va donc plus loin qu’un simple emprunt, elle dépossède les spoliés tant sur le plan culturel qu’économique. Car en effet, capitaliser sur l’esthétique relative à une culture ôte une certaine légitimité aux peuples spoliés.

Ainsi, Respect, le défilé 2017 de Marc Jacobs se veut un hommage au hip-hop et style « street ». Mais le pari est raté : en première ligne défilent des mannequins blancs aux allures presque déguisées. On se la joue ghetto classe sur Park Avenue à Manhattan et un défilé sans âme se trame : quand le privilège blanc entrevoit l’appropriation culturelle.

Les mannequins Marc Jacobs devant le mur de son pour le défilé Respect – hiver 2017

Glamorisation coloniale et marketing Quelles implications pour l'appropriation culturelle ?

Le problème de l’appropriation culturelle réside en outre dans la glamorisation d’attributs souvent issus de ségrégations. Imiter et rendre sensuel un lifestyle sans subir les désavantages liés à l’identité recopiée fait perdurer des rapports de domination. Les créateurs haute couture profitent donc d’une situation d’oppression économique et culturelle en ne reproduisant que l’esthétique liée à cette position.

Plus largement, la bloggeuse Annie Khatchikian s’interroge : « Peut-on réellement capitaliser sur une subculture, qu’elle soit punk, street, ou bien issue d’une communauté minoritaire sur un territoire donné ? ». Et sa question recentre le débat sur l’aspect monétaire ; car, il ne faut pas l’oublier : l’appropriation culturelle a toujours des implications marketing. Ainsi, l’aspect économique est fondamental pour comprendre l’exploitation qui se joue.

Dans la même veine, notre article sur le film Black is King de Beyoncé met en tension l’engagement de la chanteuse : sa stratégie marketing s’appuie effectivement sur un militantisme fier. Dès lors, les implications économiques des productions culturelles contemporaines remettent en perspective l’entièreté des créations.

Ainsi, emprunter des éléments distinctifs de cultures autres, c’est reproduire sans cesse le même processus colonial. Le modèle impérialiste perdure, et avec lui une esthétisation d’éléments emprunts de significations. Défiler avec un turban simplement pour sa beauté esthétique glamorise l’habit, en même temps qu’il lui ôte toute force significative.

Vêtement et identité Habits comme marqueurs sociaux

Ainsi, l’appropriation culturelle est plus largement liée à la question de l’identité. Les vêtements sont des marqueurs sociaux, et, en ce sens, ils constituent des discours à part entière. Porter un habit signifie bien plus qu’un simple choix esthétique, et le réduire à cela nie tous les aspects identitaires qui se jouent en lui.

Faire de l’appropriation culturelle c’est donc réduire une identité toute entière à des traits esthétiques superficiels ; c’est vider le signe de son sens.

Le sociologie anglais Dick Hebdige étudie le rapport identitaire entretenu avec les habits et l’explique sous le terme « d’homologie ».

La sous-culture punk confirme clairement cette thèse. Sa cohérence est indéniable. Il y a un rapport d’homologie évident entre les vêtements trash, les crêtes, le pogo, les amphétamines, les crachats, les vomissements, le format des fanzines, les poses insurrectionnelles et la musique frénétique et “sans âme”. Le répertoire vestimentaire des punks était l’équivalent stylistique d’un jargon obscène et, de ce fait, ils parlaient comme ils s’habillaient.

Dick Hebdige

Le vêtement parle donc de l’homme, de ses gouts, de sa classe, de son identité propre. Réutiliser des éléments stylistiques d’une culture, c’est détourner totalement la signification et l’aspect identitaire que peut avoir le vêtement. L’offense ressentie par les peuples copiées est ainsi d’autant plus forte qu’elle revient à nier leur culture toute entière.

Esthétique du pauvre Vers une esthétisation de la précarité

En empruntant aux différentes cultures des attributs esthétiques, les créateurs décontextualisent totalement les vêtements. Ainsi, si le sweatshirt à capuche s’est démocratisé avec les lignes de création streetwear, il est d’abord un élément constitutif de l’urban culture, et motive souvent la ségrégation. En effet, nombreux sont les jeunes noirs-américains discriminés pour le simple fait qu’ils « font ghetto ».

Steven Vogel, spécialiste du streetwear, décrit ainsi la naissance de ce style par la frustration et l’aliénation ressentie par les enfants des quartiers défavorisés. Influencé par de nombreuses subcultures (notamment le hip-hop, le reggae, le skateboard, etc), le streetwear entretient un rapport charnel à la rue.

Reprendre uniquement l’apparence de cette culture, c’est n’y reconnaître qu’un accoutrements alors que le streetwear incarne à l’origine la réalité d’une marge ségréguée de la population. Le streetwear s’est institutionnalisé, et la haute couture a dépouillé les partisans du streetwear de leur force subversive.

En résulte une sorte d’esthétisation de la précarité : on sublime la pauvreté sans en subir ses douleurs. Et, du même coup, les créateurs ôtent toute légitimité aux paroles de ces populations.

Exotisation de l'Autre L'Étranger comme Sauvage

En s’inspirant d’autres cultures, les créateurs retiennent en outre des traits assez caricaturaux des cultures dont ils s’inspirent. Ainsi, l’Étranger y est souvent représenté selon un phénomène d’ensauvagement.

Naomi Campbell pour le défilé
Saint Laurent 2002

C’est donc aussi la manière de mettre en scène l’altérité qui dérange. Car si les podiums accueillent plus de diversité mais, ce faisant, dessine toujours une marge à côté des Blanches, le même mécanisme colonialiste persiste. Ainsi, si l’Autre demeure un « sauvage », les cultures ne peuvent être ni célébrées ni mises à l’honneur. En ce sens, Rokhaya Diallo parle d’une « exotisation constante des cultures du monde et un renforcement des clichés ».

Ces plastiques perçues comme très “africaines” permettent […] de créer un espace exotique au milieu de la norme blanche et blonde, ce qui laisse libre cours à l’imaginaire qui est associé aux femmes noires : la nature brute et sauvage et un certain primitisme associé à l’animalité.

Mona Chollet

Il faut en outre souligner l’asymétrie caractéristique de l’appropriation culturelle : des éléments dénigrés sur les personnes issues des subcultures deviennent magnifiés sur des mannequins blancs. Ainsi, on remarquera que l’utilisation du wax est vantée dans le défilé Stella McCartney 2018 quand il est jugé sans intérêt chez des créateurs africains.

Badbuzz L'appropriation culturelle comme levier médiatique

Au vu de la fréquence de polémiques autour de l’appropriation culturelle dans le milieu de la haute couture, il serait légitime de se questionner quant aux motivations réelles des créateurs. En effet, le badbuzz a le mérite de faire de la publicité, stratégie qui peut se révéler fructueuse pour des maisons de haute couture.

Le badvertising désigne ainsi « l’art de mettre en scène un scandale, en le créant de toutes pièces ou en l’orchestrant, pour générer une importante visibilité médiatique et sociale pour son auteur » (Julie Rivoire, planneuse stratégique de l’agence Oxygen). Dès lors, l’appropriation culturelle, si elle offense les subcultures et agit à la manière d’un colonialisme culturel, offre une vitrine saisissante pour les créateurs.

Comment s'inspirer sans s'approprier ? Vers une redéfinition de la création haute couture

Alors comment s’inspirer d’autres cultures sans faire de l’appropriation culturelle ? Eh bien la réponse est qu’il faut que les personnes qui créent le fasse dans l’inclusion, qu’elle soit matérielle ou économique.

Entre emprunt et appropriation, la frontière porte essentiellement sur la reconnaissance. Les cultures spoliées doivent être rémunérées et doivent faire partie intégrante du processus de création. Plus de mannequins issues de ces cultures doivent être mis sur le devant de la scène. Sans cela, la haute couture perdurera dans un modèle colonialiste.

Pour reprendre l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini, « faire du soi avec de l’autre » est possible, à condition que soient respectées et véritablement honorées les cultures dont sont inspirées les pièces créées.

Sur ce point, on peut reconnaître à Jean-Paul Gaultier qu’il est un des rares créateurs à faire défiler des femmes dites « typées » : métisse, asiatiques, noires, arabes, etc. Dans cette configuration, l’emprunt a véritablement valeur de célébration.

Toutefois, et on ne saurait trop le souligner, célébrer la « diversité » et travailler à l’inclusion possède aussi ses limites. La « mixité » tant prônée par certains créateurs peut facilement tomber dans le paternalisme ethnocentriste.

Ainsi, sur les manières de créer en s’inspirant sans s’approprier, The Good Goods décrypte pour nous tout un attirail de méthodes consciencieuses.

Une belle manière de créer dans l’inclusion en s’affranchissant de logiques coloniales.

[ssba]