“Victoria & Abdul” ou l’impérialisme colonial version 2017

ATTENTION SPOILERS !

Il est encore temps de faire demi-tour…

Bienvenue dans l’intimité de la souveraine du plus grand empire colonialiste du XIXème siècle remis au goût du jour en 2017 par Stephen Frears dans un film au rayonnement international (notamment disponible jusqu’au 12 avril 2021 sur Netflix).

Nous sommes 70 ans après l’indépendance de l’Inde (1947) et la blessure des crimes coloniaux est encore profonde entre l’Inde et le Royaume-Uni. Mais dans le décor de l’impérialisme colonial britannique, Stephen Frears préfère nous plonger une nouvelle fois dans un drame de la famille royale britannique (après son film The Queen, de 2006) : la relation intime et historiquement scandaleuse de la reine Victoria et Abdul Karim. Ce film britannique “inspiré de faits réels… pour l’essentiel” est une ode à la tolérance et au multiculturalisme.

Nous suivons pendant 1h52 le périple d’Abdul Karim au départ de l’Inde pour l’Angleterre en 1887 jusqu’à son retour définitif dans son pays d’origine en 1901.


Représentations et stéréotypes des personnages : mise en récit d’une histoire vraie

Usant de techniques cinématographiques qui dramatisent le récit, ce film donne à voir des personnages stéréotypés, ancrés dans des rôles précis et un monde manichéen. Stephen Frears dépeint un passé colonialiste où l’impératrice des Indes, multiculturaliste et fascinée par l’exotisme, n’endosse pas les crimes coloniaux de son Empire en Inde, où un indien musulman et fils de roturier est totalement dévoué à elle, où la maison royale est raciste, cruelle et avide de pouvoir…

Connaissez-vous le fameux triangle Persécuteur-Victime-Sauveur ? En fait, le récit est basé sur une logique narrative très commune dans le cinéma et le chercheur Stephen Karpman a appelé ce phénomène le “triangle dramatique”. Ce triangle caractérise trois types de rôles : le Persécuteur, le Sauveur et la Victime. Il est dramatique parce qu’il “met en scène la violence” comme l’explique le chercheur Pascal Ide. Il est représenté ainsi :

S. Karpman, « Fairy tales and script drama analysis », Transactional analysis Bulletin 7/26 (1968), p. 39-43.

Donc le Persécuteur c’est « celui qui fait la violence« , le Sauveur c’est « celui qui soigne la violence » et la Victime c’est « celui qui subit la violence« . La construction du récit de Victoria & Abdul est basée sur ce système de rôles qui participe à l’édification des représentations, des stéréotypes et d’un monde manichéen au sein du film. Cet angle d’analyse va permettre d’éclairer l’orientation idéologique, toile de fond de ce film datant de 2017.

Victoria : l’impératrice des Indes en avance sur son temps #sauveuse

Crapauds hideux, racistes !” Une réplique à l’image de la reine Victoria sortie du film Victoria & Abdul de Stephen Frears. En avance sur son temps, l’impératrice des Indes jouée par Judi Dench est représentée comme étant une reine à la vision anti-raciste et multiculturaliste, fascinée par l’exotisme d’Abdul. Fatiguée par son âge et sa fonction mais autoritaire, elle tient auprès de lui le rôle de sauveuse. 

Elle défend avec vigueur Abdul face à l’aigreur de la maison royale à multiples reprises et va même jusqu’à insulter de “racistes” sa cour. Elle a également envie d’en connaître davantage sur l’Inde et d’intégrer la culture d’Abdul dans son quotidien. L’imposition de la langue du colonisateur, l’anglais ici, n’existe plus dans cette relation. C’est pourtant un des constats historiques de l’impérialisme comme le dénonce le clip Ausländer de Rammstein : l’imposition de la langue par les colonisateurs au peuple colonisé. Ici Stephen Frears nous montre une impératrice des Indes qui se met à apprendre et à parler et écrire la langue musulmane d’Inde, l’ourdou, le peuple dont elle est la figure de proue de l’oppression. Aussi, on voit la culture indienne et musulmane prendre une place importante à la maison royale, autant par l’omniprésence d’Abdul et sa famille que par la reine qui dédie un couloir et une salle de l’Osborne House à la culture de l’Inde. Tolérante et sans préjugée, elle accueille chaleureusement la femme d’Abdul intégralement voilée comme devant être “assurément une beauté”. Son caractère bien trempé de femme au pouvoir cohabite avec ses airs naïfs, curieux et émerveillés par l’exotisme d’Abdul et de son pays d’origine dont elle est la colonisatrice.

C’est une position peu envieuse” dit-elle à Abdul pour lui exprimer sa fatigue du pouvoir. Lasse des obligations qu’implique son rôle de souveraine et seule après la mort de son mari et de son favori John Brown, elle trouve chez Abdul la joie de vivre et la liberté dont elle rêve.

Ainsi, sa fonction de reine est désacralisée dans ce film pour laisser place à un personnage humanisé par le fait que son intimité et ses émotions soient sur le devant de la scène. Finalement ce film s’inscrit dans la lignée d’autres œuvres cinématographiques inspirées de faits réels qui parlent de la royauté britannique telles que Le Discours d’un roi (2011, réalisée par Tom Hooper), The Queen (2006, réalisée par Stephen Frears) ou la série The Crown (2016 à 2020, réalisée par Peter Morgan). On constate que la monarchie britannique intéresse nombre de cinéastes. Ces œuvres ont tous la particularité d’humaniser la maison royale. Ils montrent la fragilité, les problèmes familiaux, les émotions ou encore le quotidien intime, hors des cérémonies officielles.

C’est donc une impératrice des Indes du XIXème siècle progressiste, solitaire, fatiguée de sa fonction de monarque et enjouée par « son munshi » que nous montre Stephen Frears. Ce personnage nous fait oublier les rapports de force entre colons et colonisés à cette époque. Elle nous renvoie davantage à nos problématiques culturelles actuelles autour de l’islamophobie et du port de la burka. Et devant nos écrans, on l’aime, on l’admire et on pleure sa mort.

La maison royale : les colonisateurs racistes et antipathiques #persécuteurs

Toujours à flatter […] pour se placer” se confie la reine Victoria à Abdul lors d’un tête à tête à Glassalt Shiel (domaine de Balmoral en Écosse). Vous l’avez compris, la reine ne supporte pas sa cour, et il y a de quoi !

Tout au long du film, la maison royale vêtira le rôle de persécuteur. Elle est représentée par une poignée de personnages : le fils de la reine Bertie (Eddie Izzard), le Premier Ministre Lord Salisbury (Michael Gambon), Lady Churchill (Olivia Williams), Sir Henry Ponsonby (Tim Pigott-Smith), Miss Phipps (Fenella Woolgar), Alick Yorke (Julian Wadham), Dr James Reid (Paul Higgins), le commandant Bigge (Robin Soans). C’est simple : tous les personnages du film de la maison royale sont des colons racistes, impérialistes, dominants, intolérants, stigmatisants et jaloux de la réussite d’Abdul, indien musulman fils de roturier. 

L’intrigue croustillante se met en place : le bien contre le mal, la reine Victoria contre la maison royale. Cette vision manichéenne d’un épisode historique de l’Empire britannique efface toute nuance dans la représentation des personnages. On se retrouve du côté de la reine et d’Abdul qui, par leurs rôles de sauveur et victime, viennent souligner le comportement insupportable et antipathique de la maison royale persécutrice. Par ce rôle de persécuteur antipathique, les personnages de la maison royale dénigre finalement le racisme et l’intolérance.

Abdul : exotisme, racisme et jalousie #victime

C’est un “humble privilège de servir votre Majesté” dit sincèrement Abdul à la reine Victoria lors de leur premier échange dans le bureau de la reine à Osborne House. 

Joué par Ali Fazal, Abdul tient le rôle de la victime du triangle dramatique. Il est victime du racisme et de la jalousie des persécuteurs. Ce rôle de victime est aussi appuyé par son comportement et son physique d’ange. Il paraît en effet plutôt naïf, inoffensif, cultivé et très religieux. C’est un homme bon et un bel homme charismatique, exotique et qui s’impose par sa grande taille. Sa dévotion pour la reine est si immense qu’en tant que spectateur on ne peut qu’admirer sa droiture et sa loyauté. Ce personnage, forcé de se rendre en Angleterre pour apporter le mohur à l’impératrice des Indes, se retrouve propulsé au rang de munshi, professeur, de cette dernière. Ce n’est pas pour lui déplaire puisque, comparé à son camarade Mohammed (Adeel Akhtar) qui l’accompagne, Abdul estime que c’est un “humble privilège de servir votre Majesté”. Pour autant, malgré son dévouement infini, il subit les insultes et les niaiseries de la maison royale parce qu’il vient du “sous-continent” et qu’il est indien et musulman : “c’est Ali Baba”, “ce bougre de malotru est bigame”, et j’en passe. 

N’oublions pas Mohammed, cet autre indien qui a accompagné Abdul en Angleterre. Il est l’opposé d’Abdul dans ce récit et n’a pas la reine sauveuse à ses côtés, mais il n’en reste pas moins une victime. Il n’a pas le même rang et comportement qu’Abdul. On ne lui permet pas de rentrer en Inde alors qu’il a le mal du pays et on ne le soigne pas alors qu’il est très malade. Il va mourir d’ailleurs de sa maladie à la fin du film. Ni Abdul qui devient son maître, ni la reine, ne viennent lui porter secours. Il aura tout au long du film le rôle du “petit” indien et domestique d’Abdul alors qu’ils étaient arrivés égaux en Angleterre. Il représente également les indiens musulmans qui luttent et haïssent les colons britanniques qui ont envahi leur pays et imposé leur culture : “huit mille kilomètres pour célébrer l’oppresseur du sous-continent indien”, “ils mangent du sang de porc”, “c’est un pays de barbares” se plaint-il à Abdul dans le bateau en route pour l’Angleterre.


Un film biographique : entre réalité et fiction

« Inspiré de faits réels… »

Inspiré de faits réels”, ce film est une adaptation du livre de Shrabani Basu, journaliste et historienne britannique, Victoria and Abdul : The True Story of the Queen’s Closest Confidant (Victoria et Abdul, l’histoire vraie du plus proche confident de la Reine) publié par la History Press en 2010. Shrabani Basu a visité un jour l’Osborne House, la maison de vacances de la reine, et a remarqué le portrait d’Abdul Karim dans le corridor indien. Il ressemblait à un noble et cela l’a beaucoup intrigué parce qu’elle n’avait jamais entendu parler de lui. Elle a donc entamé des recherches et a notamment retrouvé les carnets intimes de la reine Victoria et d’Abdul Karim, tous les deux écrits en ourdou, et des photos d’époque.

L’autrice raconte avoir été comblée par le scénario qu’a proposé Lee Hall. Même si certaines libertés ont été prises par le scénariste, elle estime que c’était nécessaire pour un film de 1h52 de modifier un peu ce qu’elle avait écrit dans son livre. Néanmoins, les faits historiques de la relation entre Abdul et Victoria ont bien été respectés.

Du point de vue esthétique du film, la part de réel de cette œuvre cinématographique se renforce d’abord dans la mention « inspirée de faits réels… pour l’essentiel ». On comprend de suite qu’il y aura une part de vérité dans les faits. Ensuite, on nous dévoile à la fin une photo d’archive d’Abdul et la reine Victoria en nous expliquant que les carnets intimes de la reine et Abdul ont été découvert seulement en 2010 et qu’avant cela tout le monde avait oublié le munshi de la reine Victoria. On nous annonce aussi qu’Abdul mourra quelques années plus tard.

Également, le réalisateur a souhaité coller esthétiquement au plus près de la période historique dans laquelle ont vécu Victoria et Abdul. Il a donc pris soin que les décors, les costumes, les maquillages et les répliques se situent à la fin du XIXème siècle. On le voit ci-dessous avec le personnage de Bertie, le fils de la reine Victoria. À gauche vous voyez une photo du vrai Bertie et à droite une photo du Bertie du film interprété par Eddie Izzard. La ressemblance est plutôt frappante.

« …pour l’essentiel. »

Néanmoins, il y a bien évidemment le filtre d’interprétation des acteurs qui vient biaiser la part de réel. Nous n’avons pas les réels personnages historiques à l’écran. Le caractère des personnages historiques et les répliques sont mis en scène. Aussi, il y a cette part fictive de mise en récit des faits historiques par le scénariste et le réalisateur comme le dit plus haut Shrabani Basu. Pour aller encore plus loin, on ne peut pas savoir exactement ce qu’ils ont fait ou dit en 1883, nous n’avons pas d’archives filmées qui permettraient cela. Nous sommes loin du documentaire. C’est nécessairement romancé et fictionné, il y a un écart avec la réalité.

Lors d’un interview, Stephen Frears confirme qu’ils ont « inventé une partie » de l’histoire mais que cela ne concerne pour lui que des « détails » et que les faits principaux sont bien là. On le voit aussi ci-dessous avec ces photos, l’une à gauche montrant les vrais Abdul et Victoria et l’autre à droite montrant Victoria (Judi Dench) et Abdul (Ali Fazal). Il est possible que cette scène du film soit une interprétation à partir de la photo d’archive de gauche :

Un regard critique : la réception du film à sa sortie en 2017

À sa sortie, le film a été critiqué. Il lui a été reproché de ne pas remettre en cause le colonialisme britannique voire de gommer les crimes coloniaux de cet empire et la responsabilité de la reine Victoria comme le font nombre d’œuvres cinématographiques actuelles. En effet, cette tolérance et bienveillance de la reine dans le film nous fait rêver en oubliant que cette dernière représente l’empire qui opprime le peuple indien. Néanmoins, Mohammed est le personnage qui nous rappelle que malgré la bienveillance envers Abdul, l’Empire britannique, la maison et royale et la reine, sont les oppresseurs de l’Inde et de son peuple dont font partie Mohammed et Abdul. Et finalement, cet ode à la tolérance et au multiculturalisme nous fait réfléchir sur les problématiques autour de l’islamophobie et le racisme dans nos sociétés actuelles. Et ce message porté par le film Victoria & Abdul est encore plus fort puisque inspiré de faits réels.


Victoria & Abdul (Confident Royal en version française), de Stephen Frears, avec Judi Dench, Ali Fazal, Eddie Izzard, 2017, 1h52.


Voir la bande-annonce


Articles suivants

[ssba]