Ceci est une critique du film Le Nouveau Monde de Terrence Malick
En 2005, le réalisateur américain Terrence Malick sort le film Le Nouveau Monde. Un revisite de la légende de Pocahontas sous-couvert d’un discours sur la colonisation des colons anglais et ses effets. Comment le cinéma Hollywoodien va s’emparer de la représentation de l’autre et de soi ? Peut-il délivrer une version anti-colonialiste ?
L’Amérique, le paradis sur Terre
L’histoire commence en 1607 lorsque des colons britanniques accostent en Virginie, plus de cent ans après la découverte de l’Amérique et de sa colonisation mais pendant les guerres indiennes qui opposent les colons européens aux peuples nord-amérindiens. Pourtant le réalisateur décide de ne pas montrer cette facette. La découverte des habitants décrit dans un premier temps comme « des sauvages » par les britanniques se fait dès les premières minutes du film. À peine débarqué, les deux peuples se retrouvent face à face, nous permettant de dresser un portrait physique et moral des Amérindiens.
La rencontre se fait pacifiquement, les caméras filmant l’échange entre les deux populations montrent l’autochtone comme une entité sportive, vive, furtive, craintive et curieuse. Leur façon d’agir et de se déplacer font penser aux caractéristiques d’une gazelle ou d’une biche.
Plus tard dans le film, le héros John Smith se retrouvera un certain temps avec le groupe amérindien. Il y aura alors de nombreuses scènes d’échanges. À travers un procédé de voix-off, le jeune anglais nous décrit de manière plus détaillée le comportement angélique et la façon dont ce peuple appréhende le monde.
Ils sont gentils, affectueux, fidèles, exempts de toutes fourberies, de supercheries. Les mots signifiants : mensonges, tromperies, cupidités, envies, calomnies et pardon sont inconnus. Ils ne ressentent pas de jalousie et non aucun sens de la possession. C’est réel, ce que je croyais être un rêve.
Le Nouveau Monde, 2005
La représentation physique des Algonquins : un travail d’archives
Alors que le Congo est devenu un pays indépendant depuis le 30 juin 1960, des rappeurs actuels abordent toujours des problématiques liées à la colonisation dans ce pays. De plus, ce ne sont pas des artistes marginaux, mais bien des artistes en vogue comme Damso, Roméo Elvis, Kalash Criminel ou Isha. Chacun à leur manière ils tentent de sensibiliser sur les problèmes qui sont récurrents dû à cette colonisation passée.
Je sais qu’les médias font semblant de pas savoir qu’au Congo il s’passe un génocide
Kalash Criminel – Sale Sonorité
Mobilisation pour le Congo
Leur passé congolais
Ces artistes dénoncent au travers de leurs morceaux. Originaires du Congo, l’attachement à leur terre d’origine est important. Le rap et le succès devient le vecteur de leurs messages. Les problèmes actuels du Congo sont liés à la colonisation passée, et à l’exploitation minière qui existe toujours. Les guerres et les massacres au Congo découlent de ce passé. Kalash Criminel invite Damso sur son morceau « But en Or » pour évoquer leur terre natale. Les deux artistes ont connu la guerre au Congo, avant d’émigrer, l’un en France, l’autre en Belgique. Isha, fils d’un historien spécialiste du Congo belge. Ses textes évoquent l’impérialisme sur le long terme sans oublier de réaliser des allusions aux brutalités coloniales. Son projet « La vie augmente vol.3 » : un véritable fil rouge pour aborder cette histoire coloniale belge au Congo.
L’attachement au Congo
Oh Kin la belle (x3) / Tu ne sais pas combien je t’aime / Oh Kin la belle (x3) / Pour toi je suis resté le même
Damso – Kin la Belle
Kinshasa, capitale du Congo, prend la forme de la femme aimée chez Damso. C’est une illustration de son engagement vis à vis du Congo, lui qui passe de plus en plus de temps là-bas. Kalash Criminel met en avant le drapeau congolais et enchaîne les dénonciations dans ses textes. Cet engagement lui a valu des menaces de mort. Son rôle en temps que congolais, est d’utiliser sa notoriété pour mettre en lumière les problèmes que les médias taisent. Leurs passages chantaient en lingala témoigne de leur attachement à leur pays natal. L’une des mixtapes de Kalash Criminel est intitulé « Oyoki », qui signifie « T’as pigé ? ». « Kin, Tout est vie », le documentaire de Damso met en lumière Kinshasa et le Congo. Les artistes, et personnes de Kinshasa prennent la parole pour mettre en avant leur ville et leur pays : la fierté congolaise.
Contestations en Belgique
J’suis vraiment fier d’être Belge. Même si j’ai honte de nos ancêtres, ah c’est du passé. Vive notre économie (quoi ?), on n’en serait pas là sans les colonies. Et même si je suis vraiment fier d’être Belge. J’ai quand même honte de ce qu’on enseigne, Theo Francken.
Roméo Elvis – La Belgique Afrique
L’histoire belge
Roméo Elvis est l’unique artiste mentionné blanc et non-originaire du Congo. Ses problématiques divergent de celles des autres. Le passé colonial belge et la politique actuelle le dérange. Pour lui une mise à jour des livres d’histoire belge est nécessaire. Le passé colonial belge doit être mentionné. Le roi Léopold II est présenté comme le roi « bâtisseur » alors que ses massacres sont passés sous silence. Roméo Elvis mène son combat vis à vis de la politique belge. Il s’oppose au parti nationaliste N-VA, et plus particulièrement à Théo Francken secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations. Il ne se cache pas, et même en interview il assume ses idées. La colonisation belge au Congo impacte encore ces deux pays. Isha soutient Roméo Elvis dans ce combat. Le lien entre ces questions et les problèmes du Congo se construit ici.
L’histoire est douloureuse, l’héritage il est colonial
Isha – Décorer les murs
Inspiration passée, revendications actuelles
Le passé colonial, et les origines des rappeurs viennent influencer leurs créations musicales. Leur objectif : puiser dans cette histoire pour faire passer un message. L’impact se ressent sur leur vie quotidienne. Ils s’impliquent personnellement pour tenter de faire évoluer les choses. Ces rappeurs ne sont pas les seuls à puiser dans le passé colonial pour dénoncer et inspirer au travers de leurs musiques. C’est également le cas de Rammstein dans leur clip Ausländer !
Le groupe allemand dévoile en mai 2019 le clip du titre Ausländer, dans lequel les membres du groupe colonisent une île. Pourquoi Rammstein veut-il nous parler de la colonisation ? Les allemands ont-ils un message à nous faire passer ?
C’est après 10 ans d’absence qu’ils reviennent avec un nouvel album éponyme : Rammstein. Ce nouvel opus marque le début d’une nouvel ère pour le groupe de métal industriel, et un renouvellement de son univers musical. Dans les mois qui suivent, est publié le premier clip de cet album : Deutschland, qui provoque une vive polémique. Le groupe y exprime la relation d’amour-haine qui le lie à son pays, dont il dépeint le sombre passé, notamment la Shoah. Vient ensuite le clip de Radio, dans lequel Rammstein nous ramène encore une fois dans le passé, évoquant la vie des allemands en RDA, où écouter la radio clandestinement était le seul moyen de passer de l’autre côté du Mur de Berlin. Et enfin, vient le clip de Ausländer, « étranger » en allemand. Le groupe y met en scène une représentation caricaturale et satirique de la colonisation. Quelle est la vision du colonisalime qui nous est présentée, et quelle est la volonté derrière ce clip déconcertant ?
Tous les aspects de la colonisation en 4:40
Nous constatons que ce clip nous montre, à travers différentes étapes, les principaux aspects de la colonisation. Le synopsis de départ est simple : nous nous trouvons sur une île non identifiée, dont nous voyons dés le début la population autochtone en train de danser. On voit très rapidement arriver les six membres du groupe, à bord d’un simple canot pneumatique et débarquer sur l’île. Ils sont tout de suite accueillis avec bienveillance par la population locale. Un jeune autochtone vient à leur rencontre avec plusieurs panneaux, affichant « Bienvenue » dans plusieurs langues. Lorsqu’il leur présente le panneau « Welcome », les membres du groupe lui indiquent de changer pour « Willkommen ». Immédiatement, les nouveaux arrivants fixent les termes des échanges : ceux-ci se feront dans leur langue, l’allemand. À travers ce passage humoristique, nous voyons transparaître le premier aspect de la colonisation : imposer sa langue.
Les voyageurs sont très vite intégrés parmi la tribu qui les reçoit chaleureusement. Ils cherchent ensuite à découvrir et apprivoiser leur nouvel environnement, et généralisent rapidement l’utilisation de leurs propres outils et techniques : on observe en effet les membres du groupe en train d’utiliser une caméra, des jumelles, un fusil, et même conduire une voiture – les plus observateurs se demanderont peut-être comment cette voiture est arrivée là, à bord d’un canot pneumatique. Nous sommes donc face à un deuxième aspect de la colonisation : les arrivants généralisent l’utilisation de leurs outils et techniques.
Nous arrivons très vite à un aspect beaucoup plus flagrant : les colonisateurs imposent leur domination. Si les autochtones semblaient au début les accueillir comme leurs égaux, on constate rapidement que ceux-ci se retrouvent rapidement au service des membres du groupe. On voit en effet des habitants de l’île, notamment des femmes, s’occuper d’eux, leur servir à boire, tenir leur ombrelle… Plus loin, les arrivants se font même transporter dans de grands hamacs, pouvant renvoyer à des images historiques, comme vous pouvez le constater ci-dessous. Dans ce cas précis, les envahisseurs font donc de leurs hôtes des esclaves consentants.
Et immédiatement après, nous arrivons sur un aspect capital de la colonisation : les nouveaux venus imposent leur religion. On voit en effet Till Lindemann, le chanteur du groupe, habillé en homme d’église, portant un crucifix autour du cou, et donnant un « cours » à des enfants de l’île. Ce plan évoque de manière évidente la conversion des populations locales à la religion catholique, en passant ici par les plus jeunes. Le fait que cet homme, étranger à leur culture, donne un cours à ces enfants montre que celui-ci s’estime légitime, car il amène la culture dominante.
Plus loin, on observe que cette transmission de la culture estimée « légitime » par les occidentaux passe également par les médias et les arts : on voit les membres du groupe apporter aux habitants de l’île la photographie, la peinture, la littérature, un certain style de musique… Le clip nous montre en effet les autochtones se faire peindre ou prendre en photo, transporter de gros livres et manipuler un instrument de musique.
Enfin, la dernière étape du clip met en avant un ultime aspect de la colonisation : les nouveaux venus intègrent leurs gènes à la population locale par la reproduction. La dernière partie du clip met en effet en scène les membres du groupe au sein d’une fête autochtone, durant laquelle chacun d’entre eux part s’isoler avec une (ou plusieurs) femme(s). Le clip fait ensuite une ellipse pour nous amener quelques temps plus tard, lorsque les voyageurs décident de quitter l’île, laissant derrière eux des enfants blonds, ou aux yeux bleus, dans les bras de leurs mères éplorées. Ainsi, après avoir imposé à cette population leur culture, leur religion, leurs techniques et leurs gènes, ils prennent la décision de s’en aller. Cependant, au moment du départ, un d’entre eux est retenu par une des autochtones et est donc contraint de rester, contre sa volonté. Nous le revoyons un peu plus tard assis sur un trône, érigé en « chef » de la tribu.
Ausländer : une dénonciation des actes de « l’homme blanc » ?
Le sujet de la chanson en elle-même n’a à priori rien à voir avec la question de la colonisation. Les paroles parlent d’un homme qui voyage aux quatre coins du monde, en apprenant toutes les langues dans le seul but d’avoir des relations sexuelles avec les femmes de chaque pays, puis qui repart sans jamais garder d’attaches. Il peut paraître difficile de trouver le rapport entre un texte au sujet d’un homme à la recherche d’aventures sans lendemain à l’internationale, et un clip représentant explicitement la colonisation. On peut cependant en trouver un : le tourisme sexuel. En effet, le clip nous montre tous les aspects que prend la colonisation, mais se conclut par ce que les personnages sont finalement venus chercher : du sexe. Par ailleurs, comme dans le texte de la chanson, on nous montre les colonisateurs reprendre la mer juste après avoir obtenu ce qu’ils voulaient (bien qu’il y ait eu à priori une ellipse).
La seule manière de composer avec le racisme, c’est d’en faire une satire.
Joern Heitman, réalisateur du clip – source : making-of officiel de Ausländer
Nous trouvons davantage d’informations sur les intentions derrière ce clip, dans son making-of. Joern Heitman, le réalisateur, déclare : « Pour moi, l’homme blanc arrive en Afrique, et se comporte comme un imbécile parce qu’il pense que c’est la meilleure façon de faire ». Heitman nous explique qu’en dépit du ton léger et humoristique du morceau, le clip vise à mettre la société occidentale face à ses propres images, d’hier et d’aujourd’hui. En effet, le canot pneumatique à bord duquel les membres du groupe arrivent peut tout à fait être une allusion au parcours difficile de nombreux migrants en Méditerrannée. On trouve également un plan où une fillette est assise sur les genoux de Till Lindemann, toujours vêtu en missionnaire, référence aux affaires de pédocriminalité qui secouent l’église catholique, que le groupe dénonce par ailleurs dans le titre Zeig Dich.
Le clip de Ausländer serait alors une dénonciation satirique des crimes de la société occidentale au cours de l’histoire. On voit les colonisateurs asservir le peuple autochtone, imposer leur culture et leur religion, piller les ressources de l’île et s’en aller après avoir obtenu les faveurs sexuelles des femmes, même si tout cela se fait sans violence. Nous sommes donc face à un clip ironique, qui confronte l’occident à son passé et à son présent avec un humour grinçant. Le réalisateur déclare : « La seule manière de composer avec le racisme, c’est d’en faire une satire ».
Lorsque l’on n’est pas familier de l’esthétique particulière de Rammstein, il est cependant facile de prendre le message à l’envers, et d’interpréter ce clip comme une apologie du colonialisme. En effet, les Allemands entretiennent dans beaucoup de leurs clips une certaine ambiguïté, jouant de leur image controversée. Le groupe a régulièrement été accusé d’être d’extrême-droite, mais celui-ci l’a toujours démenti et à même composé en réponse le titre Links 2, 3, 4 dans lequel il scande : « Ils prétendent que j’ai le cœur à droite, pourtant quand je regarde vers le bas je le vois battre à gauche ». En effet, lorsque l’on s’intéresse aux textes de Rammstein, on constate que leurs prises de position sont loin de l’idéologie d’extrême-droite, mais les engagements qu’ils portent sont très souvent véhiculés par la provocation.
En concert, les allemands renouvellent leur allusion à la crise migratoire, en arrivant sur scène en canot. C’est d’ailleurs sur ce titre qu’ils choisissent d’afficher leur soutien à la communauté LGBT. En résumé, Ausländer de Rammstein est un clip provoquant qui use de la satire et de l’ironie pour confronter la société occidentale à ses propres images. Le groupe dénonce ici les actes de « l’homme blanc », dans le passé avec la colonisation, et encore aujourd’hui avec notamment le tourisme sexuel. Rammstein ne sont pas les seuls à ramener ce sujet sur le devant de la scène : bien des années après les faits, les artistes contemporains, notamment dans le milieu du rap, ont encore des choses à dire sur la colonisation.
Bienvenue dans l’intimité de la souveraine du plus grand empire colonialiste du XIXème siècle remis au goût du jour en 2017 par Stephen Frears dans un film au rayonnement international (notamment disponible jusqu’au 12 avril 2021 sur Netflix).
Nous sommes 70 ans après l’indépendance de l’Inde (1947) et la blessure des crimes coloniaux est encore profonde entre l’Inde et le Royaume-Uni. Mais dans le décor de l’impérialisme colonial britannique, Stephen Frears préfère nous plonger une nouvelle fois dans un drame de la famille royale britannique (après son film The Queen, de 2006) : la relation intime et historiquement scandaleuse de la reine Victoria et Abdul Karim. Ce film britannique “inspiré de faits réels… pour l’essentiel” est une ode à la tolérance et au multiculturalisme.
Nous suivons pendant 1h52 le périple d’Abdul Karim au départ de l’Inde pour l’Angleterre en 1887 jusqu’à son retour définitif dans son pays d’origine en 1901.
Représentations et stéréotypes des personnages : mise en récit d’une histoire vraie
Usant de techniques cinématographiques qui dramatisent le récit, ce film donne à voir des personnages stéréotypés, ancrés dans des rôles précis et un monde manichéen. Stephen Frears dépeint un passé colonialiste où l’impératrice des Indes, multiculturaliste et fascinée par l’exotisme, n’endosse pas les crimes coloniaux de son Empire en Inde, où un indien musulman et fils de roturier est totalement dévoué à elle, où la maison royale est raciste, cruelle et avide de pouvoir…
Connaissez-vous le fameux triangle Persécuteur-Victime-Sauveur ? En fait, le récit est basé sur une logique narrative très commune dans le cinéma et le chercheur Stephen Karpman a appelé ce phénomène le “triangle dramatique”. Ce triangle caractérise trois types de rôles : le Persécuteur, le Sauveur et la Victime. Il est dramatique parce qu’il “met en scène la violence” comme l’explique le chercheur Pascal Ide. Il est représenté ainsi :
S. Karpman, « Fairy tales and script drama analysis », Transactional analysis Bulletin 7/26 (1968), p. 39-43.
Donc le Persécuteur c’est « celui qui fait la violence« , le Sauveur c’est « celui qui soigne la violence » et la Victime c’est « celui qui subit la violence« . La construction du récit de Victoria & Abdul est basée sur ce système de rôles qui participe à l’édification des représentations, des stéréotypes et d’un monde manichéen au sein du film. Cet angle d’analyse va permettre d’éclairer l’orientation idéologique, toile de fond de ce film datant de 2017.
Victoria : l’impératrice des Indes en avance sur son temps #sauveuse
“Crapauds hideux, racistes !” Une réplique à l’image de la reine Victoria sortie du film Victoria & Abdul de Stephen Frears. En avance sur son temps, l’impératrice des Indes jouée par Judi Dench est représentée comme étant une reine à la vision anti-raciste et multiculturaliste, fascinée par l’exotisme d’Abdul. Fatiguée par son âge et sa fonction mais autoritaire, elle tient auprès de lui le rôle de sauveuse.
Elle défend avec vigueur Abdul face à l’aigreur de la maison royale à multiples reprises et va même jusqu’à insulter de “racistes” sa cour. Elle a également envie d’en connaître davantage sur l’Inde et d’intégrer la culture d’Abdul dans son quotidien. L’imposition de la langue du colonisateur, l’anglais ici, n’existe plus dans cette relation. C’est pourtant un des constats historiques de l’impérialisme comme le dénonce le clip Ausländer de Rammstein : l’imposition de la langue par les colonisateurs au peuple colonisé. Ici Stephen Frears nous montre une impératrice des Indes qui se met à apprendre et à parler et écrire la langue musulmane d’Inde, l’ourdou, le peuple dont elle est la figure de proue de l’oppression. Aussi, on voit la culture indienne et musulmane prendre une place importante à la maison royale, autant par l’omniprésence d’Abdul et sa famille que par la reine qui dédie un couloir et une salle de l’Osborne House à la culture de l’Inde. Tolérante et sans préjugée, elle accueille chaleureusement la femme d’Abdul intégralement voilée comme devant être “assurément une beauté”. Son caractère bien trempé de femme au pouvoir cohabite avec ses airs naïfs, curieux et émerveillés par l’exotisme d’Abdul et de son pays d’origine dont elle est la colonisatrice.
“C’est une position peu envieuse” dit-elle à Abdul pour lui exprimer sa fatigue du pouvoir. Lasse des obligations qu’implique son rôle de souveraine et seule après la mort de son mari et de son favori John Brown, elle trouve chez Abdul la joie de vivre et la liberté dont elle rêve.
Ainsi, sa fonction de reine est désacralisée dans ce film pour laisser place à un personnage humanisé par le fait que son intimité et ses émotions soient sur le devant de la scène.Finalement ce film s’inscrit dans la lignée d’autres œuvres cinématographiques inspirées de faits réels qui parlent de la royauté britannique telles que Le Discours d’un roi (2011, réalisée par Tom Hooper), The Queen (2006, réalisée par Stephen Frears) ou la série The Crown (2016 à 2020, réalisée par Peter Morgan). On constate que la monarchie britannique intéresse nombre de cinéastes. Ces œuvres ont tous la particularité d’humaniser la maison royale. Ils montrent la fragilité, les problèmes familiaux, les émotions ou encore le quotidien intime, hors des cérémonies officielles.
C’est donc une impératrice des Indes du XIXème siècle progressiste, solitaire, fatiguée de sa fonction de monarque et enjouée par « son munshi » que nous montre Stephen Frears. Ce personnage nous fait oublier les rapports de force entre colons et colonisés à cette époque. Elle nous renvoie davantage à nos problématiques culturelles actuelles autour de l’islamophobie et du port de la burka. Et devant nos écrans, on l’aime, on l’admire et on pleure sa mort.
La maison royale : les colonisateurs racistes et antipathiques #persécuteurs
“Toujours à flatter […] pour se placer” se confie la reine Victoria à Abdul lors d’un tête à tête à Glassalt Shiel (domaine de Balmoral en Écosse). Vous l’avez compris, la reine ne supporte pas sa cour, et il y a de quoi !
Tout au long du film, la maison royale vêtira le rôle de persécuteur. Elle est représentée par une poignée de personnages : le fils de la reine Bertie (Eddie Izzard), le Premier Ministre Lord Salisbury (Michael Gambon), Lady Churchill (Olivia Williams), Sir Henry Ponsonby (Tim Pigott-Smith), Miss Phipps (Fenella Woolgar), Alick Yorke (Julian Wadham), Dr James Reid (Paul Higgins), le commandant Bigge (Robin Soans). C’est simple : tous les personnages du film de la maison royale sont des colons racistes, impérialistes, dominants, intolérants, stigmatisants et jaloux de la réussite d’Abdul, indien musulman fils de roturier.
L’intrigue croustillante se met en place : le bien contre le mal, la reine Victoria contre la maison royale. Cette vision manichéenne d’un épisode historique de l’Empire britannique efface toute nuance dans la représentation des personnages. On se retrouve du côté de la reine et d’Abdul qui, par leurs rôles de sauveur et victime, viennent souligner le comportement insupportable et antipathique de la maison royale persécutrice. Par ce rôle de persécuteur antipathique, les personnages de la maison royale dénigre finalement le racisme et l’intolérance.
Abdul : exotisme, racisme et jalousie #victime
C’est un “humble privilège de servir votre Majesté” dit sincèrement Abdul à la reine Victoria lors de leur premier échange dans le bureau de la reine à Osborne House.
Joué par Ali Fazal, Abdul tient le rôle de la victime du triangle dramatique. Il est victime du racisme et de la jalousie des persécuteurs. Ce rôle de victime est aussi appuyé par son comportement et son physique d’ange. Il paraît en effet plutôt naïf, inoffensif, cultivé et très religieux. C’est un homme bon et un bel homme charismatique, exotique et qui s’impose par sa grande taille. Sa dévotion pour la reine est si immense qu’en tant que spectateur on ne peut qu’admirer sa droiture et sa loyauté. Ce personnage, forcé de se rendre en Angleterre pour apporter le mohur à l’impératrice des Indes, se retrouve propulsé au rang de munshi, professeur, de cette dernière. Ce n’est pas pour lui déplaire puisque, comparé à son camarade Mohammed (Adeel Akhtar) qui l’accompagne, Abdul estime que c’est un “humble privilège de servir votre Majesté”. Pour autant, malgré son dévouement infini, il subit les insultes et les niaiseries de la maison royale parce qu’il vient du “sous-continent” et qu’il est indien et musulman : “c’est Ali Baba”, “ce bougre de malotru est bigame”, et j’en passe.
N’oublions pas Mohammed, cet autre indien qui a accompagné Abdul en Angleterre. Il est l’opposé d’Abdul dans ce récit et n’a pas la reine sauveuse à ses côtés, mais il n’en reste pas moins une victime. Il n’a pas le même rang et comportement qu’Abdul. On ne lui permet pas de rentrer en Inde alors qu’il a le mal du pays et on ne le soigne pas alors qu’il est très malade. Il va mourir d’ailleurs de sa maladie à la fin du film. Ni Abdul qui devient son maître, ni la reine, ne viennent lui porter secours. Il aura tout au long du film le rôle du “petit” indien et domestique d’Abdul alors qu’ils étaient arrivés égaux en Angleterre. Il représente également les indiens musulmans qui luttent et haïssent les colons britanniques qui ont envahi leur pays et imposé leur culture : “huit mille kilomètres pour célébrer l’oppresseur du sous-continent indien”, “ils mangent du sang de porc”, “c’est un pays de barbares” se plaint-il à Abdul dans le bateau en route pour l’Angleterre.
Un film biographique : entre réalité et fiction
« Inspiré de faits réels… »
“Inspiré de faits réels”, ce film est une adaptation du livre de Shrabani Basu, journaliste et historienne britannique, Victoria and Abdul : The True Story of the Queen’s Closest Confidant (Victoria et Abdul, l’histoire vraie du plus proche confident de la Reine) publié par la History Press en 2010. Shrabani Basu a visité un jour l’Osborne House, la maison de vacances de la reine, et a remarqué le portrait d’Abdul Karim dans le corridor indien. Il ressemblait à un noble et cela l’a beaucoup intrigué parce qu’elle n’avait jamais entendu parler de lui. Elle a donc entamé des recherches et a notamment retrouvé les carnets intimes de la reine Victoria et d’Abdul Karim, tous les deux écrits en ourdou, et des photos d’époque.
L’autrice raconte avoir été comblée par le scénario qu’a proposé Lee Hall. Même si certaines libertés ont été prises par le scénariste, elle estime que c’était nécessaire pour un film de 1h52 de modifier un peu ce qu’elle avait écrit dans son livre. Néanmoins, les faits historiques de la relation entre Abdul et Victoria ont bien été respectés.
Du point de vue esthétique du film, la part de réel de cette œuvre cinématographique se renforce d’abord dans la mention « inspirée de faits réels… pour l’essentiel ». On comprend de suite qu’il y aura une part de vérité dans les faits. Ensuite, on nous dévoile à la fin une photo d’archive d’Abdul et la reine Victoria en nous expliquant que les carnets intimes de la reine et Abdul ont été découvert seulement en 2010 et qu’avant cela tout le monde avait oublié le munshi de la reine Victoria. On nous annonce aussi qu’Abdul mourra quelques années plus tard.
Également, le réalisateur a souhaité coller esthétiquement au plus près de la période historique dans laquelle ont vécu Victoria et Abdul. Il a donc pris soin que les décors, les costumes, les maquillages et les répliques se situent à la fin du XIXème siècle. On le voit ci-dessous avec le personnage de Bertie, le fils de la reine Victoria. À gauche vous voyez une photo du vrai Bertie et à droite une photo du Bertie du film interprété par Eddie Izzard. La ressemblance est plutôt frappante.
« …pour l’essentiel. »
Néanmoins, il y a bien évidemment le filtre d’interprétation des acteurs qui vient biaiser la part de réel. Nous n’avons pas les réels personnages historiques à l’écran. Le caractère des personnages historiques et les répliques sont mis en scène. Aussi, il y a cette part fictive de mise en récit des faits historiques par le scénariste et le réalisateur comme le dit plus haut Shrabani Basu. Pour aller encore plus loin, on ne peut pas savoir exactement ce qu’ils ont fait ou dit en 1883, nous n’avons pas d’archives filmées qui permettraient cela. Nous sommes loin du documentaire. C’est nécessairement romancé et fictionné, il y a un écart avec la réalité.
Lors d’un interview, Stephen Frears confirme qu’ils ont « inventé une partie » de l’histoire mais que cela ne concerne pour lui que des « détails » et que les faits principaux sont bien là. On le voit aussi ci-dessous avec ces photos, l’une à gauche montrant les vrais Abdul et Victoria et l’autre à droite montrant Victoria (Judi Dench) et Abdul (Ali Fazal). Il est possible que cette scène du film soit une interprétation à partir de la photo d’archive de gauche :
Un regard critique : la réception du film à sa sortie en 2017
À sa sortie, le film a été critiqué. Il lui a été reproché de ne pas remettre en cause le colonialisme britannique voire de gommer les crimes coloniaux de cet empire et la responsabilité de la reine Victoria comme le font nombre d’œuvres cinématographiques actuelles. En effet, cette tolérance et bienveillance de la reine dans le film nous fait rêver en oubliant que cette dernière représente l’empire qui opprime le peuple indien. Néanmoins, Mohammed est le personnage qui nous rappelle que malgré la bienveillance envers Abdul, l’Empire britannique, la maison et royale et la reine, sont les oppresseurs de l’Inde et de son peuple dont font partie Mohammed et Abdul. Et finalement, cet ode à la tolérance et au multiculturalisme nous fait réfléchir sur les problématiques autour de l’islamophobie et le racisme dans nos sociétés actuelles. Et ce message porté par le film Victoria & Abdul est encore plus fort puisque inspiré de faits réels.
Victoria & Abdul (Confident Royal en version française), de Stephen Frears, avec Judi Dench, Ali Fazal, Eddie Izzard, 2017, 1h52.