Daft Punk, Tchaïkovski et Tron : une cérémonie olympique lourde de sens

Sotchi, 2014 : A l’occasion des Jeux Olympiques d’hiver, le show de la cérémonie d’ouverture fait l’éloge de son pays hôte, la Russie. Un spectacle qui dépasse le simple caractère sportif de l’événement et met en avant des enjeux politiques importants.

Une histoire impériale forte, une place dans le « Top 10 des pays avec le plus de milliardaires » et un territoire qui couvre pas moins de 11 fuseaux horaires : la Russie est un pays qui a toujours eu la folie des grandeurs. Et ce ne sont pas les Jeux Olympiques de 2014 qui prouvent le contraire : avec ses 36 milliards d’euros investis, ces jeux sont les plus chers jamais organisés, dépassant les 31 milliards d’euros dépensés par la Chine six ans plus tôt. 

Cet investissement a donné lieu à la construction pure et simple de toute une partie de la ville de Sotchi. Les infrastructures créées allaient du stade olympique aux aéroports, en passant par les autoroutes et les hébergements pour les sportifs et visiteurs. Un chantier gigantesque qui a mobilisé des dizaines de milliers d’ouvriers, et qui a été critiqué par diverses structures de protection de l’environnement et des droits de l’Homme.

Un contexte bien particulier

Si Sotchi a été choisie, ce n’est toutefois pas par hasard, malgré son manque total d’infrastructures nécessaires à l’accueil de Jeux Olympiques. Ce choix est avant tout politique : la ville est située à seulement quelques kilomètres de la frontière entre la Russie et l’Ossétie du Sud, un territoire séparatiste de Géorgie au statut contesté. Ce territoire avait fait l’objet de conflit en 2008 entre les trois Etats, durant la Deuxième guerre d’Ossétie du Sud. C’est d’ailleurs au lendemain de ce conflit que Sotchi a été annoncée comme la ville qui accueillerait les Jeux Olympiques de 2014.

La ville est également proche de l’Ukraine, de l’Azerbaïdjan et se situe au bord de la mer. Une localisation cruciale, selon l’écrivain et ancien diplomate russe Vladimir Fedorovski :

Sotchi, c’est un symbole. C’est le symbole de la résistance à l’islamisme, le symbole aussi, de l’intégrité de la Russie. [Poutine] dit : « Nous assumons les racines chrétiennes de la Russie ». Il veut allier et rassembler tous les anciens pays de l’URSS.

Vladimir Fedorovski sur France 2, le 07/02/2014

Une manière, donc, de montrer que la région du Caucase est dominée par les valeurs et la culture russes.

Mais ce contexte géopolitique spécifique était très tendu, en particulier vis-à-vis de l’Ukraine. Les Jeux se sont terminés le 23 février, la veille de la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovytc, dans le contexte des manifestations en Ukraine et de la crise de Crimée. A Sotchi, lors de cette période, certains athlètes ukrainiens ont fait le choix de ne pas participer aux jeux, voire de rentrer en Ukraine, en signe de protestation. Le 18 mars, la Russie annonçait son rattachement à la Crimée.

Pas d’embargo en 2014
Les derniers Jeux à avoir eu lieu en Russie avant ceux de Sotchi étaient les Jeux Olympiques d’été de Moscou, en 1980. En pleine période de Guerre Froide, ils avaient été boycottés par les États-Unis et leurs alliés, ainsi que par de nombreux pays musulmans. Ce boycott répondait à l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, un événement très contesté. C’est donc une cinquantaine de nations qui ont refusé de participer à la compétition, diminuant le nombre de pays à seulement 80. Malgré tout, une quinzaine de nations dont la France, l’Espagne et le Portugal, décident de prendre part à la compétition sous bannière olympique.

Une cérémonie d’ouvertures

Outre les enjeux internationaux et les valeurs sportives, cette cérémonie s’est démarquée par son aspect multiculturel. La culture occidentale, contre toute attente, était bien représentée. C’était le cas à travers les musiques utilisées pour le show (« We Are The Champions » du groupe Queen, ou encore un medley de Daft Punk), mais également dans toute l’esthétique du spectacle. Celui-ci rappelait l’opulence des shows américains, avec des jeux de lumières importants, un écran animé recouvrant tout le sol du stade, et des musiques aux styles pop, rock et électro. Certains costumes des danseurs, très modernes, rappelaient des films de science-fiction tels que Tron. Les feux d’artifice ont été utilisés en masse, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du stade. Des entreprises et artistes du monde entier ont participé à la création de ce spectacle. On peut noter la compagnie canadienne du Cirque du Soleil, ou l’entreprise française ETC Onlyview qui a réalisé toutes les projections d’images.

Le multiculturel se retrouve dans les langues utilisées lors du show : le russe (langue du pays organisateur), le français et l’anglais (langues olympiques officielles). Des jeux pacifiques, puisqu’on note la présence de nombreux sportifs américains venus défiler lors de cette cérémonie, malgré l’absence de Barack Obama. Des règles strictes ont toutefois permis de maintenir cet équilibre diplomatique : les athlètes venus des États-Unis ont été tenus de ne pas exposer leurs couleurs de manière trop ostentatoire dans l’enceinte de la ville olympique.

Des valeurs sportives, mais pas uniquement

Le lancement de ces jeux a donc été à la hauteur du budget, puisque la cérémonie s’est déroulée pendant presque trois heures, devant 40 000 spectateurs et des milliards de téléspectateurs (32 millions aux États-Unis). Comme toute cérémonie officielle, l’événement a été rythmé par une série de protocoles rendant hommage aux valeurs sportives et olympiques. L’hymne olympique a retentit dans tout le stade à travers la voix de la soprano russe Anna Netrebko. D’autres symboles comme la célèbre flamme olympique, le drapeau aux cinq anneaux, ou la colombe de la paix, ont été mis en avant par la scénographie impressionnante de cette cérémonie.

Le temps des discours n’a pas non plus été évincé, permettant à diverses personnalités du monde sportif de rappeler les valeurs fondamentales de cette compétition…tout en délivrant un message parfois plus politique. C’est ainsi Thomas Bach, champion olympique et président du Comité International Olympique, a reçu un accueil très contrasté de la part du public lors de son discours :

[Aux athlètes :] Oui, il est possible de respecter la dignité de vos adversaires. Oui, il est possible, en tant qu’adversaires, de vivre ensemble en harmonie, avec tolérance, et sans aucune forme de discrimination quelle qu’en soit la raison.

Thomas Bach, Sotchi, 07 février 2014 [notre traduction]

Son message envers les athlètes a été très clair, dans un contexte où la Russie, avec ses valeurs très chrétiennes, a toujours été défavorable au mariage homosexuel. Un mélange d’applaudissements et de huées a répondu à cette partie du discours. Bach a poursuivit son allocution en faisant référence au mur de Berlin, affirmant que « les Jeux Olympiques ont toujours voulu ériger des ponts, et jamais bâtir des murs pour séparer les peuples ». Il s’est adressé aux dirigeants politiques du monde entier :

Ayez le courage de régler vos désaccords dans un dialogue direct et pacifique, et non dans le dos de ces athlètes.

Thomas Bach, Sotchi, 07 février 2014 [notre traduction}

Des paroles qui résonnent comme une possible critique de l’instrumentalisation politique du sport, en référence au boycott et à l’absence de nombreux dirigeants politiques ce soir-là.

Des Jeux très contestés :

De nombreuses polémiques sont venues entacher la réputation de la Russie à travers l’organisation de ces jeux. Parmi elles, les conditions de travail sur le chantier de Sotchi. Plusieurs organismes tels que Human Rights Watch ou Amnesty International ont dénoncé les conditions difficiles dans lesquelles les ouvriers ont dû bâtir tout un village olympique, ainsi que des infrastructures sportives, en un temps record. Un chantier difficile, d’autant que le climat tempéré de Sotchi n’est pas le plus adapté pour abriter des jeux d’hiver. Le Monde ainsi que les ONG pour les droits humains révèlent comment une main d’œuvre à majorité immigrée a subi plusieurs formes d’exploitation : salaire très bas voire inexistant, expulsion, prison… Le ministre des Sports Vitali Moutko, qui a été banni à vie des Jeux olympiques en 2017 à la suite d’un scandale de dopage, a nié ces affirmations concernant les chantiers de Sotchi. Des appels au boycott des Jeux de Sotchi ont également été lancés par des associations LGBT+, en écho à la politique répressive de Poutine envers les homosexuels, et aux nombreux cas de harcèlement et de violence envers les minorités dans un pays considéré comme très largement homophobe. Par ailleurs, aucun membre du cabinet ministériel de Barack Obama n’a fait le déplacement pour l’événement. Ce dernier a également nommé à la tête de la délégation américaine les sportifs homosexuels Brian Boitano et Billie Jean King. Le premier ministre britannique David Cameron et le président François Hollande n’ont pas non plus assisté à la cérémonie d’ouverture des Jeux.

Histoire, culture et grandeur de la Russie : une mise en scène spectaculaire

Pourtant, malgré une façade exprimant la solidarité, l’entraide et le multiculturalisme, le show d’ouverture a en majorité mis l’accent sur la Russie, son histoire et sa grandeur. Le spectacle, mis en scène par Constantin Ernst et Georgi Tsypine, a retracé toute l’histoire du pays, de sa colonisation par les scandinaves à son ascension en tant que puissance dans les années 2000. Les différents tableaux ont rendu hommage à la culture Mongole, à l’Empire russe mais également aux périodes de révolution et à l’Union Soviétique. Le passé parfois chaotique du pays a été totalement assumé dans cette mise en scène. Vladimir Fédorovski, en commentant la cérémonie, rappelle cette célèbre citation du chef de l’État Russe :

Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête.

Vladimir Poutine, le 09 février 2000, dans le quotidien Komsomolskaïa Pravda

Les tableaux scénographiques relatant ce passé sont marqués par la couleur rouge, des éléments qui rappellent l’industrie (économie de guerre), des danseurs évoquant des soldats, et une musique angoissante. Le suivant loue la nouvelle société russe d’après-guerre : il évoque le Moscou moderne, la conquête spatiale, l’ouvrier et la kolkhozienne, etc. Les mots « innovation », « travail » « esprit et force » sont projetés sur le sol à la manière de titres de journaux. Une nouvelle société en mouvement, un passé assumé.

« How Russians really feel about their Soviet past and Communism (Sochi 2014)« , extrait de la cérémonie sur Pervi Kanal

La cérémonie a également flatté les arts russes, tels que la musique et la danse. La star du spectacle était Vladimir Vassiliev, danseur étoile du Ballet du Bolchoï, surnommé « dieu de la danse », évoquant le bal de Natacha Rostov dans Guerre et Paix de Tolstoï. L’un des moments les plus mémorables du spectacle reste la prestation du Lac des cygnes de Tchaikovsky, dans une mise en scène futuriste entre ombres et lumières, qui s’est achevée sur la silhouette d’une colombe dessinée par les danseuses (voir photo principale de cet article). Au total, ce sont 3000 artistes qui ont participé à ce spectacle, dont plusieurs centaines de danseurs. Plus modernes, les groupes russes TOKiO, t.A.T.u et Pelageya ont également animé le show.

Avec l’histoire et les arts, ce sont également les mythes et les symboles russes qui sont évoqués lors de la cérémonie : le fil rouge qui guidait le spectateur représentait une petite fille, Snégourotchka ou « fille de la neige », un personnage issu du folklore et des contes du pays. La Troïka, attelage à trois chevaux devenu symbole de la Russie, apparaît au début du spectacle : une immense voiture de plusieurs mètres de haut, ainsi que son attelage, a traversé le ciel du stade. Autres symboles russes, les mascottes : le léopard des neiges, le lapin et l’ours polaire (une référence à l’ours Mishka, mascotte des Jeux Olympiques de Moscou en 1980). Ce sont des animaux typiques de la Russie vivant dans les régions froides du pays.

Les nouvelles technologies ont également été utilisées, en plus des arts traditionnels, pour représenter la culture russe. Les nombreux écrans ont tour à tour projeté un petit film sur l’histoire de la Russie, un décompte à travers l’alphabet cyrillique où chaque mot représentait un aspect de cette culture, ou encore une vidéo sur le passage de la flamme à travers le pays. Cette dernière a permis de dépeindre la richesse et la diversité géographique du pays, de ses montagnes à ses villes en passant par ses lacs.

Extraits de la vidéo « décompte » de l’alphabet cyrillique projetée au début de la cérémonie d’ouverture, captures d’écran

On retrouve dans cet alphabet des grandes figures artistiques russes, des personnages historiques, des valeurs d’amour et de solidarité, et des références littéraires soviétiques. Mais aussi une forte mise en avant de la technologie et de la conquête spatiale. Celle-ci est particulièrement valorisée dans le spectacle : parmi les huit personnes porteuses du drapeau olympique se trouve Valentina Terechkova, première femme dans l’espace.

Une forme de propagande ?

Malgré un show calculé et synchronisé à la seconde près, quelques maladresses sont toutefois à signaler, la plus importante étant l’un des cinq flocons de neige géants qui ne s’est pas ouvert pour former le dernier cercle olympique. Mais cet événement montre bien plus qu’un simple faux pas de la part de l’équipe technique : en effet, si le monde entier a pu suivre en direct cette erreur, ce n’est pas le cas des Russes. Les médias locaux ont immédiatement retransmis non pas le direct du spectacle, mais les images de la répétition générale lors de laquelle les cinq anneaux se sont parfaitement ouverts.

Source : « Les JO de Sotchi ont dégagé 45 millions d’euros de bénéfices », eurosport.fr, 27/02/2015, AFP.

Un acte qui montre à quel point le contrôle de l’image et de l’information sont absolus en Russie. Les commentateurs de la cérémonie sur le direct diffusé par France 2 ont d’ailleurs tenu à rappeler que, s’il était assez facile pour un journaliste étranger de travailler en Russie, ce n’était pas le cas pour les journalistes russes auxquels ils ont souhaité rendre hommage, car « cela demande beaucoup de courage ».

Une grande majorité du spectacle consiste à mettre en avant les valeurs de Poutine et les atouts de la Russie sur le plan international. Des valeurs qui semblent chrétiennes et particulièrement attachées à la famille et au mariage hétérosexuel (voir la vidéo « How Russians really feel about their Soviet past and Communism » ci-dessus). D’autres valeurs culturelles russes sont représentées, comme la droiture, la martialité et la discipline. Toutes les danses, les défilés et les chorégraphies sont calculées au mouvement et au détail près, impliquant un ordre total.

Le gouvernement russe peut donc utiliser ces valeurs de force, de droiture, de discipline, car elles s’appliquent à la fois au domaine sportif, mais aussi au domaine du politique. Le sport devient ainsi une forme de soft-power, c’est-à-dire une ressource utilisée de manière douce, tout en ayant un effet conséquent sur le comportement ou la pensée d’une population.

« Marsch aus Petersburg / Suomi-Marssi – Sochi Winter Olympics 2014« , crédits : International Olympic Committee

Ces Jeux Olympiques sont pour Poutine l’occasion de transmettre un triple message : au monde, tout d’abord, en montrant que la Russie est un pays riche, aux valeurs et aux traditions ancrées, qui possède désormais une technologie moderne et une économie prospère. Aux pays voisins, en montrant que la Russie est souveraine dans cette région et peut imposer sa culture, tout en les dissuadant de s’y opposer. Aux Russes enfin, dont la cérémonie résonne comme un message rassurant, à propos de la grandeur, de la diversité, de la richesse et de la beauté de leur pays. Un patriotisme calculé et conçu pour résister à toute épreuve.

Cette compétition internationale, où qu’elle se déroule, n’échappe pas au contexte géopolitique de son époque, ce qui peut en perturber le déroulement. Cet événement d’ampleur pharaonique sonne comme un incroyable défi à relever par la sphère politique.

Malgré tout, les Jeux Olympiques restent une formidable vitrine pour y déployer la culture et les valeurs d’un pays. Ils sont un outil de communication politique fort, qui peut être utilisé par le gouvernement dans une stratégie politique interne et externe au pays. Dans le cas de Sotchi, la cérémonie d’ouverture a permis de refléter l’image de la Russie que Poutine a souhaité transmettre : grandiose.

Hélène KOCH – 02 mars 2020

Crédits image de couverture : danseuses dansant sur « Le Lac des Cygnes » de Piotr Ilitch Tchaïkovski lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Sotchi, 2014,  » Sochi Winter Olympics 2014  » par Jo Meing sur Pinterest [en ligne]

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