Rammstein en colonisateurs dans Ausländer : que veulent-ils nous dire ?
Le groupe allemand dévoile en mai 2019 le clip du titre Ausländer, dans lequel les membres du groupe colonisent une île. Pourquoi Rammstein veut-il nous parler de la colonisation ? Les allemands ont-ils un message à nous faire passer ?
C’est après 10 ans d’absence qu’ils reviennent avec un nouvel album éponyme : Rammstein. Ce nouvel opus marque le début d’une nouvel ère pour le groupe de métal industriel, et un renouvellement de son univers musical. Dans les mois qui suivent, est publié le premier clip de cet album : Deutschland, qui provoque une vive polémique. Le groupe y exprime la relation d’amour-haine qui le lie à son pays, dont il dépeint le sombre passé, notamment la Shoah. Vient ensuite le clip de Radio, dans lequel Rammstein nous ramène encore une fois dans le passé, évoquant la vie des allemands en RDA, où écouter la radio clandestinement était le seul moyen de passer de l’autre côté du Mur de Berlin. Et enfin, vient le clip de Ausländer, « étranger » en allemand. Le groupe y met en scène une représentation caricaturale et satirique de la colonisation. Quelle est la vision du colonisalime qui nous est présentée, et quelle est la volonté derrière ce clip déconcertant ?
Tous les aspects de la colonisation en 4:40
Nous constatons que ce clip nous montre, à travers différentes étapes, les principaux aspects de la colonisation. Le synopsis de départ est simple : nous nous trouvons sur une île non identifiée, dont nous voyons dés le début la population autochtone en train de danser. On voit très rapidement arriver les six membres du groupe, à bord d’un simple canot pneumatique et débarquer sur l’île. Ils sont tout de suite accueillis avec bienveillance par la population locale. Un jeune autochtone vient à leur rencontre avec plusieurs panneaux, affichant « Bienvenue » dans plusieurs langues. Lorsqu’il leur présente le panneau « Welcome », les membres du groupe lui indiquent de changer pour « Willkommen ». Immédiatement, les nouveaux arrivants fixent les termes des échanges : ceux-ci se feront dans leur langue, l’allemand. À travers ce passage humoristique, nous voyons transparaître le premier aspect de la colonisation : imposer sa langue.
Les voyageurs sont très vite intégrés parmi la tribu qui les reçoit chaleureusement. Ils cherchent ensuite à découvrir et apprivoiser leur nouvel environnement, et généralisent rapidement l’utilisation de leurs propres outils et techniques : on observe en effet les membres du groupe en train d’utiliser une caméra, des jumelles, un fusil, et même conduire une voiture – les plus observateurs se demanderont peut-être comment cette voiture est arrivée là, à bord d’un canot pneumatique. Nous sommes donc face à un deuxième aspect de la colonisation : les arrivants généralisent l’utilisation de leurs outils et techniques.
Nous arrivons très vite à un aspect beaucoup plus flagrant : les colonisateurs imposent leur domination. Si les autochtones semblaient au début les accueillir comme leurs égaux, on constate rapidement que ceux-ci se retrouvent rapidement au service des membres du groupe. On voit en effet des habitants de l’île, notamment des femmes, s’occuper d’eux, leur servir à boire, tenir leur ombrelle… Plus loin, les arrivants se font même transporter dans de grands hamacs, pouvant renvoyer à des images historiques, comme vous pouvez le constater ci-dessous. Dans ce cas précis, les envahisseurs font donc de leurs hôtes des esclaves consentants.
Et immédiatement après, nous arrivons sur un aspect capital de la colonisation : les nouveaux venus imposent leur religion. On voit en effet Till Lindemann, le chanteur du groupe, habillé en homme d’église, portant un crucifix autour du cou, et donnant un « cours » à des enfants de l’île. Ce plan évoque de manière évidente la conversion des populations locales à la religion catholique, en passant ici par les plus jeunes. Le fait que cet homme, étranger à leur culture, donne un cours à ces enfants montre que celui-ci s’estime légitime, car il amène la culture dominante.
Plus loin, on observe que cette transmission de la culture estimée « légitime » par les occidentaux passe également par les médias et les arts : on voit les membres du groupe apporter aux habitants de l’île la photographie, la peinture, la littérature, un certain style de musique… Le clip nous montre en effet les autochtones se faire peindre ou prendre en photo, transporter de gros livres et manipuler un instrument de musique.
Enfin, la dernière étape du clip met en avant un ultime aspect de la colonisation : les nouveaux venus intègrent leurs gènes à la population locale par la reproduction. La dernière partie du clip met en effet en scène les membres du groupe au sein d’une fête autochtone, durant laquelle chacun d’entre eux part s’isoler avec une (ou plusieurs) femme(s). Le clip fait ensuite une ellipse pour nous amener quelques temps plus tard, lorsque les voyageurs décident de quitter l’île, laissant derrière eux des enfants blonds, ou aux yeux bleus, dans les bras de leurs mères éplorées. Ainsi, après avoir imposé à cette population leur culture, leur religion, leurs techniques et leurs gènes, ils prennent la décision de s’en aller. Cependant, au moment du départ, un d’entre eux est retenu par une des autochtones et est donc contraint de rester, contre sa volonté. Nous le revoyons un peu plus tard assis sur un trône, érigé en « chef » de la tribu.
Ausländer : une dénonciation des actes de « l’homme blanc » ?
Le sujet de la chanson en elle-même n’a à priori rien à voir avec la question de la colonisation. Les paroles parlent d’un homme qui voyage aux quatre coins du monde, en apprenant toutes les langues dans le seul but d’avoir des relations sexuelles avec les femmes de chaque pays, puis qui repart sans jamais garder d’attaches. Il peut paraître difficile de trouver le rapport entre un texte au sujet d’un homme à la recherche d’aventures sans lendemain à l’internationale, et un clip représentant explicitement la colonisation. On peut cependant en trouver un : le tourisme sexuel. En effet, le clip nous montre tous les aspects que prend la colonisation, mais se conclut par ce que les personnages sont finalement venus chercher : du sexe. Par ailleurs, comme dans le texte de la chanson, on nous montre les colonisateurs reprendre la mer juste après avoir obtenu ce qu’ils voulaient (bien qu’il y ait eu à priori une ellipse).
La seule manière de composer avec le racisme, c’est d’en faire une satire. Joern Heitman, réalisateur du clip – source : making-of officiel de Ausländer
Nous trouvons davantage d’informations sur les intentions derrière ce clip, dans son making-of. Joern Heitman, le réalisateur, déclare : « Pour moi, l’homme blanc arrive en Afrique, et se comporte comme un imbécile parce qu’il pense que c’est la meilleure façon de faire ». Heitman nous explique qu’en dépit du ton léger et humoristique du morceau, le clip vise à mettre la société occidentale face à ses propres images, d’hier et d’aujourd’hui. En effet, le canot pneumatique à bord duquel les membres du groupe arrivent peut tout à fait être une allusion au parcours difficile de nombreux migrants en Méditerrannée. On trouve également un plan où une fillette est assise sur les genoux de Till Lindemann, toujours vêtu en missionnaire, référence aux affaires de pédocriminalité qui secouent l’église catholique, que le groupe dénonce par ailleurs dans le titre Zeig Dich.
Le clip de Ausländer serait alors une dénonciation satirique des crimes de la société occidentale au cours de l’histoire. On voit les colonisateurs asservir le peuple autochtone, imposer leur culture et leur religion, piller les ressources de l’île et s’en aller après avoir obtenu les faveurs sexuelles des femmes, même si tout cela se fait sans violence. Nous sommes donc face à un clip ironique, qui confronte l’occident à son passé et à son présent avec un humour grinçant. Le réalisateur déclare : « La seule manière de composer avec le racisme, c’est d’en faire une satire ».
Lorsque l’on n’est pas familier de l’esthétique particulière de Rammstein, il est cependant facile de prendre le message à l’envers, et d’interpréter ce clip comme une apologie du colonialisme. En effet, les Allemands entretiennent dans beaucoup de leurs clips une certaine ambiguïté, jouant de leur image controversée. Le groupe a régulièrement été accusé d’être d’extrême-droite, mais celui-ci l’a toujours démenti et à même composé en réponse le titre Links 2, 3, 4 dans lequel il scande : « Ils prétendent que j’ai le cœur à droite, pourtant quand je regarde vers le bas je le vois battre à gauche ». En effet, lorsque l’on s’intéresse aux textes de Rammstein, on constate que leurs prises de position sont loin de l’idéologie d’extrême-droite, mais les engagements qu’ils portent sont très souvent véhiculés par la provocation.
En concert, les allemands renouvellent leur allusion à la crise migratoire, en arrivant sur scène en canot. C’est d’ailleurs sur ce titre qu’ils choisissent d’afficher leur soutien à la communauté LGBT. En résumé, Ausländer de Rammstein est un clip provoquant qui use de la satire et de l’ironie pour confronter la société occidentale à ses propres images. Le groupe dénonce ici les actes de « l’homme blanc », dans le passé avec la colonisation, et encore aujourd’hui avec notamment le tourisme sexuel. Rammstein ne sont pas les seuls à ramener ce sujet sur le devant de la scène : bien des années après les faits, les artistes contemporains, notamment dans le milieu du rap, ont encore des choses à dire sur la colonisation.