Du « maghrébin » au « beur », du « beur » à la « beurette »

« Beur », « beurette », « maghrébin·e », « immigré·e » : les mots employés pour désigner les personnes issues de la diaspora nord-africaine en France, et notamment les femmes, sont bien plus révélateurs qu’ils en ont l’air. Du début de l’immigration nord-africaine en France à l’arrivée d’Internet, ces termes font écho à des représentations stéréotypées, entre imaginaire colonialiste, sexiste et assimilationniste. Retour sur la vie de ces formules, à travers les discours et travaux de la sociologue Nacira Guénif Souilamas, de la photographe et styliste Lisa Bouteldja et de la chanteuse et actrice Camélia Jordana.

Midi dans une entreprise du nord de la France. Discussion tout à fait banale entre collègues. L’une d’elle prend la parole : « Moi, pour acheter certains produits alimentaires, il m’arrive d’aller en épicerie, pardonnez-moi pour le mot, arabe […] ». À table, le malaise semble palpable. Ne s’autorisant pas à prononcer le terme arabe, notre collègue met à jour le fait qu’il sonne comme un mot interdit, comme une réalité que l’on voudrait nier ou euphémiser.

Le mot « maghrébin » : un usage en réalité impropre

Les termes – et les précautions – employées par mon ancienne collègue sont ainsi révélateurs des perceptions qui sont accolés aux populations issues de l’immigration nord-africaine. Nacira Guénif Souilamas, sociologue et anthropologue française, auteure de l’ouvrage « Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains » revient sur le cycle des nominations qui servent à désigner les populations d’origine nord-africaine vivant en France.

Elle montre ainsi que le terme « maghrébin·e » est en réalité impropre : la racine du mot gharaba, qui sert à former le mot « maghrébin·e« , signifie en arabe « occident », « couchant ». Dans les représentations collectives pourtant, les « maghrébin·e·s » ne sont pas vus comme des occidentaux mais comme des personnes étrangères, des non-français. L’étymologie du terme révèle donc un paradoxe et met à jour un problème dans les représentations et les manières de désigner les immigrant·e·s nord-africain·e·s et leurs descendant·e·s.

Travailleur immigré, beur, arabe… d’autres manières de désigner les français·e·s d’origine nord-africaine

L’auteure revient également sur le terme de « travailleur·se immigré·e·s », qui désigne les immigrant·e·s nord-africain·e·s seulement par leur valeur économique, mais aussi sur le terme d »immigré·e·s maghrébin·e·s », qui par l’utilisation de la voix passive suggère qu’ils ne sont pas acteurs de leur migration. En 1980, c’est le terme de « beur » et son féminin « beurette », issu du verlan d’arabe, qui sera réemployé par les pouvoirs publics pour désigner le ou la « bon·ne arabe » capable de s’intégrer. À l’époque, hommes et femmes sont alors perçus relativement de la même manière. Cependant, la femme est davantage perçue comme docile, alors qu’a contrario l’homme est considéré comme violent.

Nacira Guénif Souilamas explique que ces femmes sont tiraillées entre deux injonctions paradoxales. D’un côté, elles sont enjointes par les institutions à abandonner une partie de leur culture jugée oppressive. D’un autre côté, les jeunes femmes d’origine nord-africaine peuvent également subir une injonction parentale à être fidèle aux coutumes de la famille. Face à ces injonctions contradictoires, plusieurs réactions chez ces femmes se dessinent : souvent jugées comme étant trop (émancipées) ou pas assez (intégrées), ces femmes composeraient alors des manières d’être inédites.

20 ans plus tard, le terme devient porteur d’un certain de nombre de représentations péjoratives : les « beurettes » seraient des femmes sexuellement libérées, ce pourquoi elles seraient pointées du doigt. Le terme « beurette » devient alors une catégorie pornographique. On leur reproche également leur naïveté et leur bêtise. En France, plusieurs femmes d’origine nord-africaine ont été projetées sur le devant de la scène médiatique. Désignées comme beurettes, elles ont été moquées et stigmatisées. C’est le cas de Nabilla Benattia et Ayem Nour, toutes les deux candidates de Secret Story, mais aussi de Zahia Dehar, impliquée dans une affaire de proxénétisme impliquant des joueurs de l’Equipe de France de Football.

Se réapproprier le stigmate ou s’en débarrasser

Aujourd’hui, les femmes désignées comme telles peuvent avoir recours à un certain nombre de stratégies pour y faire face. La photographe et styliste Lisa Bouteldja, d’origine franco-algérienne, fait ainsi du mot « beurette » un étendard pour revendiquer son identité. À travers son travail, elle met en scène de manière outrancière et avec humour les clichés affublés aux femmes d’origine nord-africaine, les détournant pour mieux se les réapproprier. De la « beurette à chicha » à la ménagère, sur un scooter ou au kebab, elle se réapproprie fièrement des espaces qui font parti de la culture de la diaspora nord-africaine en Europe.

 
 
 
 
 
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Première dz sur la Lune

Une publication partagée par Lisa Bouteldja (@lisabouteldja) le 26 Déc. 2017 à 11 :32 PST

Dans une autre démarche, d’autres femmes comme Camélia Jordana, chanteuse et actrice, veulent mettre au rebut cette appellation stigmatisante. Dans une interview vidéo pour Fraîches, elle affirme que le mot « beurette », renvoyant à un imaginaire colonial et sexiste, ne devrait plus être employé. Elle préfère ainsi que l’on utilise le mot « arabe ». En choisissant de s’auto-désigner ainsi, elle souhaite que le terme perde de sa valeur péjorative.

Camélia Jordana pour Fraiches, 12 février 2019

Il y a donc d’un côté la manière dont ces femmes sont désignées, et de l’autre la façon dont elles choisissent elles-mêmes de se nommer. En dehors des cases où on souhaiterait les enfermer, les identités des femmes issues de la diaspora nord-africaine se dévoilent comme étant multiples et riches. Elles sont « arabes », « rebeus », « berbères », « kabyles », « rifaines », « chleuh », « musulmanes », mais encore « marocaines », « algériennes » ou « tunisiennes ». Les manières dont les femmes peuvent se nommer sont diverses, tout comme les façons qu’elles ont de s’emparer de cette identité singulière. La manière correcte de les désigner ne serait-elle pas celle qu’elles choisissent ? Les femmes dont nous avons porté la voix ici nous enjoignent à prêter attention à leur discours plutôt qu’à utiliser des formules imposées.

[ssba]