L’impact de Black Lives Matter sur les figures de femmes noires

La montée du militantisme social et politique, tels que les mouvements Black Lives Matter ou #MeToo, associée au modèle sériel permet un traitement profond et pertinent de ces problématiques. La série Orange is the New Black met en scène la mort du personnage d’une détenue noire et queer du nom de Poussey. Cet événement fait écho aux bavures policières et aux violences subies par la population afro-américaine au quotidien. L’interprète de Poussey, Samira Wiley fait elle-même le lien entre la mort de son personnage et celle d’Eric Garner aux États-Unis. En 2014, cet homme de couleur noir avait été arrêté et violenté par des policiers, avait répété onze fois “I can’t breathe” avant de mourir.

Être une femme non blanche c’est vivre une forme de sexisme que n’expérimente pas nécessairement une femme blanche, parce que ce sexisme peut être teinté de racisme et produire un regard particulier.

 Rokhaya Diallo

La structure sérielle, terrain d’exploration des mouvements sociaux

Le médium de la série télévisée est un choix particulièrement pertinent dans une perspective de déconstruction des stéréotypes liés au genre ou au racisme. Le sociologue Eric Macé souligne que les séries « déstabilisent les allants de soi hégémoniques en introduisant, le plus souvent par l’humour, des déboîtements de signification propices à la réflexivité sur les stéréotypes et sur les conditions de leur production et de leur reproduction ».

La déconstruction des stéréotypes est notamment permise par la multiplication des arcs narratifs ou encore l’utilisation du flashback. Le téléspectateur ou la téléspectatrice peut bien plus aisément appréhender la psychologie des personnages. Dans une fiction, un arc narratif est une des intrigues qui composent l’histoire globale. Il peut y en avoir plusieurs qui s’entrecroisent. Le flashback est une scène qui effectue un retour dans le passé dans un but explicatif. Il permet de décentrer l’image qu’a le téléspectateur ou la téléspectatrice sur le personnage.

La structure sérielle s’étalant sur un temps long, elle permet d’introduire un stéréotype tout en le commentant. Dans la série Orange is the new Black, le personnage principal est Piper, une femme blanche, ce qui pourrait perpétuer l’invisibilisation des personnages racisés. Cependant, comme le souligne Jenji Kohan, la réalisatrice dans la vidéo ci-dessous, le personnage de Piper est une porte d’entrée pour explorer toutes les histoires des autres personnages.

Une personne dite racisée est une personne qui appartient, de manière réelle ou supposée, à un des groupes ayant subi un processus de racisation.  La racisation est un processus politique, social et mental d’altérisation. (source : liguedesdroits)

Un arc narratif propre à chaque personnage est développé et chaque épisode revient sur le passé d’une des détenues. En montrant leur passé, la réalisatrice explore plus en profondeur la psychologie des personnages et redonne de la visibilité aux femmes noires, asiatiques, trans… En résulte plusieurs phénomènes : le téléspectateur n’ayant jamais subi de discriminations prend conscience des souffrances et des obstacles vécus par des femmes queers ou/et racisées. Autre phénomène, il se reconnaît dans l’expérience du personnage. Ces séries viennent alors combler un vide en matière de représentation des minorités. La multiplication des personnages déconstruit la vision d’un modèle féminin unique, doux, prude, blanc au corps grand et mince.

Des stéréotypes persistants, l’exemple de The Handmaid’s Tale 

Cette modification des représentations est cependant assez récente. L’apparition à l’écran de personnages de femmes racisées qui ne soient pas ancrés dans des modèles stéréotypés remonte aux années 2010. La showrunneuse Shonda Rhimes a ouvert la voie notamment avec Grey’s Anatomy en 2005, Scandal puis How to get away with murder ?

Dans un article pour le journal Le Monde, le journaliste Mustapha Kessous écrit que « la puissance de son écriture repose sur la « diversité » sociale, ethnique, religieuse et sexuelle de ses héros […]. Elle n’a aucun tabou à montrer du sexe, du sang et des acteurs de couleur ». Elle a notamment proposé une déconstruction du stéréotype de la “femme esclave” communément appelé Jezebel.

Le stéréotype de Jezebel est issu du Nouveau Testament. Jézabel était une tentatrice qui invite les hommes à la luxure (Brey, 2016). Il y a trois grands stéréotypes liés aux femmes noires dans la culture. Avec Jezebel, il y a aussi les figures de la Sapphire aussi désignée comme angry black woman et celle de la Mammy qui est lié à l’éthique du care, responsable de l’éducation des enfants. Ces trois clichés enferment les femmes noires dans des figures uniques et étroites et privent les femmes noires de toute diversité des représentations à l’écran. 

Alors qu’ils ont été déconstruits par l’héritage de Shonda Rhimes, ces clichés sont toujours bel et bien présents sur les écrans. La série The Handmaid’s Tale bien que manifestement féministe n’évoque pas les problématiques liées au statut de femme queer et racisée du personnage de Moira. Comme évoqué dans cet article, les fortes tensions raciales narrées dans l’œuvre originale de Margaret Atwood ont totalement été oblitérées. De ce fait, tous les personnages principaux étaient blancs. Le choix du showrunner, Bruce Miller, a été de donner le rôle de Moira à une actrice noire, Samira Wiley. Pour autant, la série n’aborde pas l’expérience de Moira en tant que femme noire et queer. Elle se concentre uniquement sur les violences qu’elle subit en tant que femme. Hors, comme le souligne la journaliste Rokhaya Diallo, dans la série documentaire Culbute, une femme non blanche vit au quotidien une forme de sexisme que n’expérimente pas une femme blanche puisque ce sexisme est également teinté de racisme. Françoise Vergès nomme cette tendance féminisme civilisationnel

Le féminisme civilisationnel est le nom donné à un féminisme qui omet totalement l’apport des femmes racisées à la lutte féministe, mouvement conduit par des femmes blanches. Il va jusqu’à comparer la domination esclavagiste à la domination patriarcale. La politologue Françoise Vergès rappelle que « Le féminisme civilisationnel naît avec la colonie, dans la mesure où les féministes européennes élaborent un discours sur leur oppression en se comparant aux esclaves ».

A cela s’ajoute l’enfermement du personnage de Moira dans le cliché de Jezebel. Comme elle l’explique dans la vidéo qui suit, Moira est réduite en esclavage sexuel dans un bordel. En faisant de ce lieu l’incarnation même du cliché de la femme esclave, la série cherche en fait à le déconstruire et à la dénoncer. Seulement, l’unique personnage associé à cet endroit aux yeux du téléspectateur et de la téléspectatrice est la seule femme noire de la série : Moira. Dans son ouvrage Sex and the series, Iris Brey remarque que la série perpétue « cette figure de femme séductrice à la sexualité animale ».

L’influence directe des mouvements MeToo et Black Lives Matter dans les scripts sériels

Alors que certaines séries travaillent sur la représentativité des femmes racisées à l’écran, d’autres intègrent le militantisme à leur scénario. Le militantisme contre le racisme et les bavures policières est le sujet principal de la série Dear White People. Tout comme dans Orange is the new black, chaque personnage possède un arc narratif. Cela permet de présenter un large panel d’opinions et de stratégies face à l’expérience du racisme passé et présent. Ces différents arcs permettent d’aborder le racisme sous une approche intersectionnelle et satirique. La série aborde en effet le racisme en le croisant avec d’autres sujets de société comme le sexisme, l’homophobie, les injonctions à la virilité…


Le personnage principal, Samantha White fait preuve d’un militantisme très engagé. Elle est l’animatrice de l’émission radio Dear White People dont la vidéo ci-dessous présente un extrait. A travers ses actions, elle cherche à visibiliser le racisme banalisé au sein du campus universitaire mais plus largement au sein de la société américaine.

La série met en scène deux autres femmes noires : Joelle et Coco. Avoir porté à l’écran trois femmes noires, qui ne soient pas des personnages secondaires et dont les arcs narratifs ne soient pas réduit à leur vie amoureuse ou sexuelle est un changement notable et inédit. L’amitié entre des jeunes femmes noires qui ne se voit pas gâchée par des problèmes amoureux ou de popularité se retrouvera plus tard dans la série Insecure d’Issa Rae.

Coco, Sam et Joelle, personnage de la série Dear White People

Les échos au mouvement Black Lives Matter sont nombreux dans Dear White People. Dans l’épisode 1×05, Sam décide d’organiser une manifestation contre les violences policières et contre le racisme suite à la menace d’un policier avec une arme à feu envers son ami Reggie, un homme noir. A cause de son engagement, elle sera plus tard l’unique cible de l’extrême droite. La série l’érige en modèle de militantisme dans la lutte contre le racisme et les dérives policières. Elle renvoie l’image d’une femme forte, déterminée, souvent ciblée par des attaques systémiques, à la fois sexistes et racistes.

Dans Orange is the New Black, Samira Wiley, qui interprète le rôle de Moira dans The Handmaid’s Tale, incarne une détenue noire et queer du nom de Poussey. Au cours d’une manifestation dans la prison, un gardien la plaque au sol et appuie son genou contre sa gorge. Elle suffoque. Elle répète à plusieurs reprises qu’elle ne peut plus respirer. Elle ne survivra pas à cette démonstration de force et restera étendue sur le sol de la cafétéria.

La police voit les femmes noires de manière particulière : elles apparaissent menaçantes, dérangées, lubriques, déviantes sexuellement.

Andrea Ritchie
Orange is the New Black, S04E12

La mort de Poussey fait écho à la mort d’Eric Garner et plus largement aux bavures policières et aux violences subies par la population afro-américaine. Andrea Ritchie, auteure du livre Invisible No More, une histoire de la violence d’État contre les femmes de couleur, souligne que « la police voit les femmes noires de manière particulière : elles apparaissent menaçantes, dérangées, lubriques, déviantes sexuellement ». 

L’actrice de Dear White people, Logan Browning, manifestant contre la mort d’Eric Garner reprenant les mots « I can’t Breath »

Outre le fait que la série porte à l’écran les dérives des forces de l’ordre commises envers la communauté afro-américaine, c’est aussi une femme queer qui est tuée, de la main d’un homme cis blanc. Les images sérielles viennent appuyer les propos d’Andrea Ritchie. Mettre en scène la mort de Poussey, c’est visibiliser les violences systémiques subies par les femmes noires mais aussi par les femmes noires et queers. 

[ssba]