Quand une minorité en cache une autre
“Bienvenue en Seine-Saint Denis, le pays du béton et du chômage.” Pour le film L’ascension sorti en 2017, le contexte est posé. Adapté librement du livre Un tocard sur le toit du monde, lui-même inspiré de l’expérience réelle de l’auteur de l’ascension de l’Everest sans aucune expérience en alpinisme en 2008, le film rencontre un succès incontestable : ovationné lors de sa projection au Festival de l’Alpe d’Huez, il y remporte le Grand Prix ainsi que le Prix du public. Problème : si le livre parle de l’expérience d’un jeune adulte franco-algérien et de son rapport à la hiérarchie sociale, le film, adapté par le réalisateur Ludovic Bernard, choisit de se centrer sur le parcours d’un jeune Sénégalais qui réalise un exploit par amour. Choix conscient, coïncidence ? Toujours est-il que, de la visée assumée politique et pédagogique du récit de Nadir Dendoune, la presse retient surtout un feel-good movie sur une aventure sportive et humaine. Comme le titre le journal Respect : “Oubliez l’ascenseur social, grimpez des sommets.” Y aurait-il une fonction politique au remplacement d’une minorité ethno-raciale par une autre ? Quel lien peut-on trouver entre dépolitisation, et transposition d’un personnage d’une minorité vers une autre ?

L’ascension, Intouchables : quand les personnages arabes deviennent noirs
De toutes les modifications effectuées lors du passage du récit du papier à l’écran, la plus évidente est sûrement celle du changement d’origine du personnage. Nadir Dendoune raconte son expérience personnelle de jeune de banlieue franco-algérien ; le réalisateur Ludovic Bernard choisit cependant de rendre le personnage principal, Samy Diakhaté (interprété par Ahmed Sylla) sénégalais. Ce n’est pas le premier film à effectuer cette transposition. En 2011, lors de la sortie du film Intouchables, on avait pu découvrir que le rôle d’Abdel Yasmin Sellou, lui aussi d’origine algérienne, avait été remplacé par un personnage sénégalais nommé Driss et interprété par Omar Sy. D’arabes, les personnages sont devenus noirs.


Nadir Dendoune lors de son ascension de l’Everest en 2008, et Ahmed Scially dans le rôle de Samy. En-dessous, Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou, puis les personnages qui en sont inspirés, Driss et Philippe.
Ici, le récit sur lequel se base le film raconte l’histoire d’un exploit inédit pour la communauté franco-arabe : Nadir Dendoune est en effet le premier franco-algérien à gravir l’Everest.
Même si l’on ne peut parler, pour aucun de ces deux films, de réelle invisibilisation des personnes arabes – on en retrouve plusieurs dans les personnages secondaires – la question se pose : pourquoi refuser à cette communauté des rôles positifs ? Deux minorités ethno-raciales peuvent-elles réellement être représentées de manière interchangeable ? Montre-t-on de la même manière les personnages arabes et les personnages noirs ?
Même banlieue, mêmes combats, même représentation ?
Historiquement, la représentation des minorités arabes et noires s’est souvent rejointe dans l’histoire du cinéma français dans un genre spécifique appelé cinéma de banlieue. Dans ces films, les deux minorités sont représentées équitablement puisqu’elles sont toutes deux placées au même niveau de la hiérarchie sociale : en bas, avec tout ce que ça implique de violence sociale et de discrimination. L’ascension possède plusieurs caractéristiques de ces “films de banlieue” : l’espace urbain de la banlieue comme toile de fond, et un de ses habitants comme personnage principal.
La banlieue parisienne (ici, La Courneuve), c’est tout le quotidien de Samy avant son exploit : c’est là qu’il a grandi et c’est de là qu’il part ; c’est aussi là qu’on suit ceux qui sont restés et dont le quotidien se trouve révolutionné par cette aventure. À la fin, quand il se trouve au sommet de l’Everest, Samy brandit une pancarte portant l’inscription 93, correspondant au département de la Seine-Saint-Denis. « Rendre fier le 93« , voilà l’intention première de Nadir Dendoune avec son exploit, son récit et, finalement, ce film.
La représentation à l’écran de l’espace urbain de la banlieue a souvent été porteuse d’enjeux politiques. À travers des films tels que La Haine, L’Esquive ou plus récemment Divines, le cinéma dit de banlieue s’est progressivement construit comme la tribune d’une communauté socialement dominée, composée majoritairement de minorités ethno-raciales (principalement arabes et noires), à laquelle la fiction offre une profondeur psychologique en contraste avec la plupart des représentations médiatiques.
Celui qui cite Annie Ernaux en affirmant écrire pour venger sa race de « fils de prolo » et d’habitant de quartier populaire, affiche une démarche de réappropriation de récit par les habitants des quartiers qui rentre parfaitement dans la lignée des films de banlieue tels qu’on les connaît depuis les années 80. L’ascension c’est donc, avant d’être une question de race, une question de classe sociale. La transposition du personnage de franco-algérien à sénégalais a donc du sens, dans une certaine mesure, puisque le film aborde la question de la difficulté d’ascension sociale commune à ces deux communautés dans les banlieues.
Nadir Dendoune pour TV5Monde, « On ne guérit jamais de l’exil »

Des stéréotypes différents
À ce jour, les minorités ethno-raciales sont toujours victimes de discrimination et cela se reflète dans leur représentation à l’écran. Ce qui rend problématique la transposition d’origine du personnage de Samy, c’est le fait que ces minorités subissent des discriminations différentes. L’ascension ne semble pas aller autant à contre-courant des stéréotypes raciaux qui persistent dans le cinéma qu’il le pourrait.
Si une étude du CSA datant de 2019 montre un certain progrès dans la diversité des origines à la télévision, elle dénote malgré tout une augmentation de la représentation des personnes perçues comme noires (50%, contre 45% en 2016) et un recul pour les personnes perçues comme arabes qui passent de 25% en 2016 à 19% en 2018. À cela, on peut ajouter le fait que les personnages arabes sont plus de deux fois plus présents lorsqu’il s’agit d’une représentation de la délinquance et de la criminalité (13% des personnages perçus comme noirs, contre 28% pour les personnages perçus comme arabes).
La représentation des personnes noires a également longtemps été traversée de stéréotypes raciaux (bien que celle-ci ait été sujette à plus de variations que celle des personnes arabes). Actuellement, le trope le plus courant pour les personnages noirs masculins est celle du superhéros et du personnage drôle et bienveillant (dont la figure principale en France est l’acteur Omar Sy, grâce à des rôles comme celui de Driss dans Intouchables), conséquence d’une volonté d’Hollywood d’inverser les rôles positifs. Ces représentations impliquent pour les personnages une morale infaillible, et elles sont souvent relativement dépourvues de revendications politiques fortes. On peut y reconnaître le personnage de Samy : généreux, courageux, il n’abandonne jamais face à la difficulté de l’épreuve ; au quartier, il ne réagit jamais aux remarques de ses amis sur la drogue. C’est un personnage au cœur pur, sans faille.
Dans ce contexte, il est légitime de se questionner sur le fait de rendre le personnage de Samy sénégalais au lieu de franco-algérien ; et sur la manière dont, à plusieurs reprises, le réalisateur met en scène les personnages perçus comme arabes (notamment ceux d’Amir El Kacem et de Rabah Nait Oufella) parlant de trafic de drogue ou proposant à Samy du cannabis. Bien sûr, le film étant une comédie, ces quelques stéréotypes sont relayés sur le ton de l’humour. Cependant, au vu de ces dernières études, on peut se demander si ces blagues sont véritablement bienvenues ou si elles ne font que perpétuer des stéréotypes déjà bien ancrés dans le cinéma français.
Une occasion manquée
Même si L’ascension offre une vision rafraîchissante de la banlieue, en accord avec la volonté de Nadir Dendoune de se débarrasser du fantasme “condescendant” de celle-ci de la part de personnes qui “ne franchissent jamais le périphérique”, il est regrettable de constater que le film, pourtant basé sur un récit écrit avec une intention si ouvertement politique et une symbolique si forte, n’exploite pas complètement son potentiel.
Dans une société où les acteurs arabes se voient donc le plus souvent attribuer des rôles de criminels, tandis que les personnes noires bénéficient d’un relatif contre-stéréotype dans lequel ils sont représentés comme moralement infaillibles et héroïques, il aurait été rafraîchissant de voir un acteur arabe, surtout dans le cadre d’une histoire positive, même d’un exploit, concernant directement la communauté franco-arabe. C’est d’autant plus étonnant lorsque l’on sait l’engagement politique de l’auteur, et sa connaissance de la représentation limitée des personnes arabes dans les médias.
«Sans faire pleurer dans les chaumières, nous, les Arabes, on nous voit au mieux comme des footballeurs ou des rappeurs, au pire comme des dealers. Jamais en chef d’orchestre ou danseur étoile, par exemple» Nadir Dendoune pour Libération, le 20 janvier 2017.
Si l’on ne peut pas lier directement la changement d’origine du personnage principal à la diminution de l’impact politique du film, il est certain que cela a amoindri son potentiel subversif. Du « message politique fort » que Dendoune voulait adresser à la France, la plupart des articles de presse retiennent un feel-good movie ; un film ‘réjouissant”, “à faire fondre le critique endurci”, une “comédie qui allie escapade dépaysante et aventure humaine”, un “long-métrage tendre et cocasse”. Le journal Télérama va même plus loin, affirmant que grâce au réalisateur Ludovic Bernard, le film “s’affranchit des revendications sociales pour s’intéresser d’assez près à l’aventure humaine et sportive en tant que telle.” Peut-être la réception aurait-elle été différente si l’auteur avait lui-même réalisé son film.
En attendant, Dendoune continue d’essayer de changer l’image des habitants de quartier, livre par livre, film par film. En 2017, il publie Nos rêves de pauvres ; l’année suivante, il sort Des figues en avril, un documentaire dressant le portrait de sa mère Messaouda qui vit seule en banlieue parisienne. Le journaliste, devenu auteur et réalisateur, avait prévenu : « Je ne serai jamais traître à mon quartier. »